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Veiller les Uns sur les autres

David Weber-Krebs à propos de son spectacle The Guardians of Sleep

Entretien
12.10.17

Le Kaaitheater a déjà présenté plusieurs spectacles de David Weber-Krebs, entre autres, Balthazar (2013), Into the Big World (2015) et Tonight, Lights Out! (2016). Son œuvre combine de manière particulière complexité conceptuelle et limpidité formelle. Tel un fil rouge à travers toute son œuvre et sous des formes et des propositions toujours différentes, il joue avec l’attente et le potentiel d’action du public. Dans son nouveau spectacle, The Guardians of Sleep, il aborde le sommeil. Non pas tant comme sujet du spectacle, mais comme action qui se déroule sur scène et qui contamine le public. Mais comment présenter l’activité passive du sommeil dans une discipline artistique comme le théâtre, où la présence, la communication et l’expression demeurent toujours des principes de base ?

Comment vous est venue l’idée de travailler autour du sommeil dans The Guardians of Sleep ?
Ce que j’explore dans mon travail théâtral, c’est la porosité entre le public et la scène. Ce lien fragile et sensible m’intéresse car il met en jeu quelque chose d’unique, d’authentique.

Dans son livre 24/7, Jonathan Crary décrit le sommeil comme étant la dernière action humaine à ne pas encore avoir été colonisée par le capitalisme. Effectivement, en dormant, on ne produit ou ne consomme rien. Cela fait du sommeil une activité particulièrement précieuse et précaire, ce qui induit automatiquement une fragilité. Il me semblait intéressant d’inverser l’idée de Crary et de poser la question de ce qui peut se produire quand on présente des personnes qui s’endorment sur scène. Cela pourrait-il générer chez les spectateurs un sentiment de responsabilité vis-à-vis des dormants ?

Le spectacle se compose de plusieurs parties. Les performeurs sont d’abord des raconteurs d’histoires. Ils se présentent littéralement au public par des images et des récits de leur vie avant d’entrer graduellement dans le sommeil.

Quel est le rapport entre ces histoires personnelles racontées au début et le déroulement ultérieur du spectacle ?
Cela crée une certaine intimité entre le performeur et le spectateur. Lorsque quelqu’un s’adresse à vous en tant que narrateur et s’allonge ensuite silencieusement devant vous, vous restez dans un rapport intime avec cette personne. Dans ce qui suit, les images et les récits reviennent comme un souvenir collectif, comme des projections mentales.

Les performeurs sont comme des sculptures couchées – mais des sculptures qui vous regardent en retour. Puis ils ferment les yeux. Vous êtes la dernière image qu’ils emportent dans leur sommeil. Peut-être allez-vous jouer un rôle dans leurs pensées ou leurs rêves ? De même que leurs images resteront hanter votre esprit… Tout cela est possible, mais on ne peut jamais en avoir vraiment la certitude. Quand quelqu’un ferme les yeux et se retire mentalement, on n’a plus accès à lui.

Sur scène, vous travaillez avec des éléments qui dégagent une aura d’authenticité, mais qui peuvent tout aussi bien être construits de toutes pièces : des histoires personnelles et des corps qui s’endorment. La ligne ténue entre fiction et non-fiction joue-t-elle un rôle dans le spectacle ?
Ce que j’observe, c’est que la structure du spectacle suscite rapidement la question de l’authenticité. On se demande si le sommeil peut réellement avoir lieu dans cet espace ? Le théâtre humaniste est généralement en soi un espace de fiction, et c’est précisément cette fiction qui nous offre une certaine sécurité. Il est convenu que le performeur s’exprime de façon active devant un public, par exemple par la parole ou par le mouvement. Ici, les performeurs prennent le contre-pied de cette convention : en fermant les yeux, ils s’en vont mentalement, ils s’échappent. Cela a des conséquences inévitables pour le public.

En définitive, ce n’est pas de l’authenticité du sommeil des performeurs dont il est question dans ce spectacle, mais bien de ce qui se produit dans cet espace que nous partageons. De ce fait, nous ne sommes pas des voyeurs quand nous scrutons la vie d’autrui ou contemplons longuement un corps assoupi.

Comment le public se comporte-t-il alors ?
Au départ, le spectacle commence de manière classique. L’acteur et le spectateur sont chacun à leur propre place. Plus le spectacle avance, plus cette frontière devient poreuse. La lumière baisse graduellement tandis que les performeurs s’endorment progressivement. Le contact visuel disparaît soudain. Le public perd son unité de groupe. Reste une collection de corps qui s’est « soustraite » – tout comme les performeurs – à la situation performative. Naît alors une communauté qui abandonne toute attente. Cette forme de vieille, cette vigilance rendue sensible par le processus crée une tension à fleur de peau dans l’espace.

Malgré – ou à cause – de l’effacement de la relation conventionnelle entre spectateur et performeur, une autre convention du théâtre fait surface. Celle du spectacle comme un moment de temps et d’espace partagé dans lequel on vit conjointement une expérience en tant que groupe. Est-ce là que vous souhaitiez aboutir dans votre quête de fragilité ?
Je souhaitais rendre apparent et tangible qu’au théâtre, nous partageons le même air, au même moment et dans le même espace. Pour parvenir à la conscience que chaque personne présente joue un rôle dans cette communauté provisoire et qu’une certaine négociation est indispensable. Dans The Guardians of Sleep, cette idée s’accroît à mesure que le spectacle avance. La concentration des corps et le fait qu’au fur et à mesure, ils ne bougent plus et s’endorment, ou le tentent du moins, imposent de la sensibilité. Ainsi naît une tension qui rend chaque mouvement important, presque chaque respiration. Graduellement tout s’immobilise. Cela génère quelque chose de nouveau. Cela modifie la façon d’être dans l’espace et de regarder : on n’est plus qu’un corps entouré d’autres corps.

Qui sont ces « gardiens » du sommeil ?
Dans un certain sens, le public « veille » sur les performeurs endormis et cela engendre une responsabilité. Mais les performeurs restent tout aussi responsables de la situation qui s’installe : ils continuent – même s’ils se sont soustraits – à produire du silence.

Dans mes spectacles, la notion de responsabilité occupe souvent un rôle important : dans Tonight, Lights Out!, par exemple, chaque membre du public reçoit un interrupteur relié à une ampoule allumée. L’objectif : créer ensemble le noir absolu. Ce qui se joue est entièrement aux mains du public et de la dynamique de groupe qui émerge. Ou dans Balthazar, dans lequel un âne arpente librement la scène aux côtés du groupe de performeurs. Quand le public fait du bruit, l’âne réagit directement et les performeurs doivent tenter d’à nouveau attirer son attention, parce qu’un âne ne fait pas la différence entre performeurs et spectateurs. Je considère le théâtre comme une situation à laquelle nous donnons corps tous ensemble.

Dans The Guardians of Sleep, vous donnez de la latitude au sommeil à un moment où ce sommeil n’est au fond pas à sa place. Non pas qu’il n’arrive jamais qu’un spectateur s’endorme au théâtre, mais le choix explicite du sommeil sur scène va à contre-courant. Dans l’annonce du spectacle, vous parlez de résistance et de désobéissance. Le sommeil, cette dernière action anticapitaliste, recèle-t-il selon vous un potentiel militant ?
Dans le processus de création du spectacle, nous sommes tombés sur un texte à propos du syndrome d’apathie chez les enfants de migrants en Suède. Des enfants de familles qui apprenaient qu’elles allaient être renvoyées tombaient dans un sommeil profond – quasi un coma – en réaction à cette nouvelle terrible. La longue attente d’une réponse et la perspective de devoir rompre avec leur environnement les invalidaient littéralement. Chez certains de ces enfants, cela se prolongeait pendant des mois, voire des années. Le phénomène a été décrit et dénoncé par de nombreux médecins et psychiatres en Suède. Le texte parlait d’un garçon d’origine tchétchène qui, en raison de cet état léthargique, a quand même pu rester en Suède avec sa famille. L’inaction, le sommeil a fini par générer quelque chose.

Le sommeil est un élément très puissant, parce qu’il évoque directement le thème de la sécurité. On ne peut dormir que si l’on se sent en sécurité. Le garçon tchétchène a relaté par la suite qu’il avait la sensation d’être dans une boîte en verre et qu’il n’osait pas bouger de peur de briser le cocon. Dans l’espace théâtral, le sommeil est une « anti-action ». Il désigne un tabou ou une rupture : le performeur se replie sur lui-même, s’intériorise au lieu d’être expressif. On le voit se retirer dans une dimension sur laquelle nous n’avons pas prise. Mais nous sommes entraînés dans cette atmosphère et participons à l’expérience.

Votre spectacle a une durée spécifique, avec un début et une fin. Une « anti-action » comme le sommeil n’invite-t-elle pas à une plus longue expérience et à un spectacle avec une « fin ouverte » – comme dans Tonight, Lights Out! – où chacun décide à son rythme quand cela s’achève ?
Il m’importe qu’on sorte de la représentation avec le sentiment d’avoir assisté à un spectacle théâtral complet, du début à la fin. Une intense concentration collective y est générée. Après la première à Mannheim, quelqu’un m’a dit qu’il a senti émerger un fort sentiment de solidarité pendant le spectacle. On peut uniquement conserver ce sentiment si on clôture ensemble cette expérience en tant que groupe et si elle est limitée dans le temps.

Un entretien avec Esther Severi (Kaaitheater).