Lun Mar Mer Jeu Ven Sam Dim
 
 
1
 
2
 
3
 
4
 
5
 
6
 
7
 
8
 
9
 
10
 
11
 
12
 
13
 
14
 
15
 
16
 
17
 
18
 
19
 
20
 
21
 
22
 
23
 
24
 
25
 
26
 
27
 
28
 
29
 
30
 
31
 
 
 

Un singulier pays des merveilles où rien n’est ce qu’il paraît être

Article
02.04.24

texte par ELKE JANSSENS 

 

Let us once lose our oaths to find ourselves, 
Or else we lose ourselves to keep our oaths 
Berowne, ‘Love’s Labour’s Lost’, ACT 4, SCENE 3

« Il y a quelque chose de pourri au pays des merveilles », écrit Victor Afung Lauwers. Après Billy’s Violence – où Victor Lauwers a désossé dix tragédies de Shakespeare jusqu’à leur abstraction en dialogues intimes entre deux amants, le voilà qui s’attaque aux comédies. Billy’s Joy nous plonge dans un singulier pays des merveilles où rien n’est ce qu’il paraît être. 

C’EST UN JEU ET ILS NE LE SAVENT PAS 

Le personnage Fluido, âne bâté, lance en chantant la fête de conte de fées. Martha, qui joue une actrice britannique qui veut briller dans le rôle de Caliban, saute dans le train en marche et se jette corps et âme dans son rôle non sans prévenir au passage : « C’est un jeu et ils ne le savent pas. » ‘Ils’ désignent tous les autres qui semblent prisonniers dans cette comédie. Roméo erre à la recherche de Juliette qui s’est changée en Eden, une version contemporaine de Juliette. Obéron et Sycorax se prennent pour les parents de Roméo. Ils se font du souci et sont incapables de lui venir en aide. Et Pourquoi, l’ours, qui danse allègrement autour de tout ce petit monde. 

Le début du spectacle a beau catapulter le spectateur dans un pays des merveilles à la Shakespeare, l’esprit de notre temps s’incruste progressivement avec ‘ses grandes controverses, ses polémiques vulgaires, sa cancel culture, son racisme structurel, ses changements climatiques et la guerre’. 

Le résultat est une comédie ‘liquide’ et autonome en plein 21e siècle – contrairement à Billy’s Violence – qui fait la part belle au figuratif. Avec la frivolité et la banalité de sa surcharge baroque de citations, de références, d’images et de détails, le texte de Victor Afung Lauwers flirte avec un fondement réel des comédies de Shakespeare : le paradoxe qui consiste à ‘perdre pour trouver’. 

Les comédies de Shakespeare sont une fête pour les sens, dans leur jeu et mascarade, avec de la musique, de la danse et une ‘touch of magic’. Victor Afung Lauwers, avec Billy’s Joy, donne trop, lui aussi, généreusement, dans les allées et venues des personnages, qui font référence ou non à Shakespeare. Il fait surgir des fées, des rois et des reines, des ours et les 7 nains et Blanche-Neige. À l’instar du Songe d’une nuit d’été (1595), Billy’s Joy est construit sur plusieurs réalités (un pays des merveilles, une scène vestiaire crue dans sa contemporanéité, un play-within-the-play grotesque...). Le spectateur oscille entre différentes réalités théâtrales. Entre tragédie et comédie. Une question reste sans réponse dans ce spectacle : s’agit-il de personnages tragiques dans une comédie ou de personnages comiques dans une tragédie? 

Victor Afung Lauwers postule que les comédies reposent sur une logique plus complexe que les tragédies : « La différence réelle entre les tragédies et les comédies de Shakespeare est que les comédies ne sont pas comiques. Les pages des comédies constituent une collection de prismes d’érotisme, du pastiche à l’obscur. On peut dire que la tragédie est une pornographie de la souffrance humaine et que la comédie jette un voile de bonheur humain sur la souffrance. »

DU SUR MESURE POUR NOTRE ÉPOQUE

La plupart des spectacles de Needcompany sont écrits sur mesure pour leurs acteurs. Personnages, récits, etc. sont souvent liés à la réalité et conservent une ambiguïté quant à la vérité. Citons notamment La chambre d’Isabella (2004) où la scène se parait d’une collection d’objets archéologiques de la famille Lauwers pour raconter une histoire du 20e siècle basée sur divers récits biographiques ou ‘Le poète aveugle’ (2015) basé sur les arbres généalogiques des performers ou MALAM/NIGHT (2021) inspiré de l’histoire coloniale indonésienne de Grace Ellen Barkey. La vérité sert de point de départ pour créer une image ou un récit plus vaste.

Billy’s Joy ne déroge pas à cette règle ; c’est un spectacle sur mesure, pour notre époque. Une époque où les privilèges et les valeurs sont redéfinis et appellent à une conscience accrue. Victor Afung Lauwers, avec Billy’s Joy, donne la parole à la jeune relève qui est en quête de son identité. Millennials et Gen Z versus Boomers. Les personnages reflètent ou parodient des personnages de l’univers de Shakespeare. 

C’est ainsi que la figure de Martha est basée sur divers personnages : Caliban (serviteur de Prospéro dans La Tempête), Nick Bottom (le hardi tisserand du Songe d’une nuit d’été), Christopher Sly (étameur ivrogne dans La Mégère apprivoisée) et Martha Gardner elle-même en tant qu’actrice britannique. 

Le personnage de Grace Ellen Barkey, Sycorax, est tout aussi complexe. Son nom évoque Sycorax de Shakespeare, mentionnée en passant comme sorcière dans La Tempête, la mère bannie de Caliban et symbole de tout ce qui met le patriarcat en doute. Elle joue aussi la femme d’Obéron, ce qui la relie au personnage shakespearien Titania, la Reine des Fées. Et elle joue la mère de Roméo et lui oppose l’icône de Needcompany de la princesse-clown indonésienne que nous connaissons e.a. grâce à Le poète aveugle et à The House of Our Fathers

Les acteurs sont en quête de leur personnage, de leur identité et reflètent la conscience politico-identitaire contemporaine. L’exploration du concept d’appropriation culturelle passe par Meron Verbelen, femme noire qui joue Blanche-Neige. Ce spectacle est dans le carcan du débat contemporain sur la censure morale ou le politiquement correct. C’est là qu’il rejoint la capacité de la comédie à refléter, voire même corriger, conformément à la description que Cicéron en faisait il y a plusieurs siècles ; ‘imitation de la vie humaine, miroir de l’habitude.’

“Some philosopher-kings agreed that it is no longer possible to tell a bigger story, that we, humanity, have lost our values and that our little lives have lost their meaning, that we are tired of not knowing the difference between the beginning, the middle and the end of anything.”

Cette citation de Fluido soulève une question récurrente : quels récits raconter dans un monde où nous sommes bombardés chaque jour d’innombrables récits ? Quelle doit être la signification de ces récits ? « La narration est devenue fluido », comme l’affirme le personnage. Avec Billy’s Joy, Victor Afung Lauwers va au-delà des comédies de Shakespeare pour aboutir à un récit nouveau et contemporain qui met le spectateur face à une épreuve de taille ; c’est un récit qui explose littéralement sous la surcharge de références et d’allusions aux pièces de théâtre de Shakespeare, des proverbes de Bruegel, des idéologies de Karl Marx et des emblématiques contes de Grimm. Tout le spectacle est tissé de citations littérales de précédents spectacles de Needcompany ; comme la cuisine de Morning Song, l’ours de Le bazar du homard, la princesse-clown, la pendaison-suspension du plombier de Place du marché 76

Billy’s Joy évoque une complexité qui veut forcer une liberté de manier le texte et le métatexte. Jan Lauwers : « L’ambiguïté du contenu est soulignée par la présence physique des corps. Les acteurs engagent physiquement leurs corps et deviennent porteurs du tragique. » La musique de Maarten Seghers propulse la narration qui devient expérience physique. La narration devient musique et la musique devient narration où la langue occupe la place centrale. Ainsi naît une synthèse entre anglais élisabéthain et anglais contemporain, que Victor Lauwers qualifie de ‘Globish’ qui contient tout le processus de globalisation avec ses ‘fautes grammaticales’ et où le récit est raconté par tous les acteurs ensemble.

Tous ces éléments font de Billy’s Joy une fête absurde et extravagante dont la signification en tant que miroir, que commentaire est bien cachée sous une gigantesque gabardine, ce magnifique manteau médiéval, pour affronter la tempête du 21e siècle.