The Red Pieces
un entretien avec Mette Ingvartsen
Dans son nouveau cycle de spectacles, The Red Pieces, la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen analyse la relation entre sexualité et sphère publique. En octobre, elle présente 69 Positions et 7 Pleasures au Kaaitheater suivi d’un colloque accompagné de performances, de conférences et de discussions. « J’utilise un ton doux, même si les questions que je pose atteignent parfois la limite de la zone de confort.»
Pouvez-vous nous dire quelque chose à propos du cycle The Red Pieces et de votre prédilection à travailler par série de spectacles ?
Lorsque j’ai commencé à créer des spectacles de danse, je voulais que les pièces existent de manière autonome, indépendamment les unes des autres. Cela a changé au cours des cinq dernières années, car certains thèmes continuaient à faire surface. The Artificial Nature Series, par exemple, n’est devenu un cycle que rétrospectivement, lorsque je me suis rendu compte que les cinq spectacles individuels abordaient le même thème et se répondaient parfaitement. The Red Pieces est le premier cycle que j’ai conçu sciemment et dès le départ en tant que série. Pour moi, travailler par cycles génère plus de temps pour réellement approfondir un thème et expérimenter différentes formules de spectacle et de relations avec le public. L’espace de 69 Positions est restreint et intime : les spectateurs peuvent se déplacer autour de moi dans la salle. J’appelle cela une « performance pratique discursive » : elle se déploie quelque part entre le langage, les actions, les gestes et la danse. Avec 7 Pleasures, j’ai décidé de revenir à une utilisation frontale de la scène, tout en continuant à réfléchir à des manières d’étendre la scène dans l’espace du public. Il s’agit d’une réflexion sur la manière dont les corps sexuels et érotiques sont souvent représentés par des images planes, bidimensionnelles, et sur le potentiel du théâtre à montrer ces corps différemment.
Que signifient les chiffres 69 et 7 dans 69 Positions et 7 Pleasures ?
Pour moi, 69 Positions réfère à deux choses : d’une part, la position sexuelle égalitaire. Mon travail traite souvent de structures égalitaires, et le chiffre 69 présente par ailleurs une symétrie inverse. En ce sens, l’égalité inclut la possibilité d’être différents l’un de l’autre, et néanmoins égaux.
D’autre part, 69 Positions réfère à l’histoire des performances qui débute dans les années 60. Je me glisse dans divers rôles de différentes pièces : parfois, je parle comme un performeur dans l’un des spectacles, d’autres fois comme un guide qui mène une visite guidée, d’autres fois encore j’exécute un extrait d’une danse. Mon corps se transforme à mesure que j’incarne tous ces différents rôles. Initialement, je voulais utiliser précisément 69 références afin de créer une réelle vue d’ensemble, mais il s’est avéré que c’était tout simplement beaucoup trop !
On associe souvent le chiffre 7 de 7 Pleasures aux sept péchés capitaux – et il y a bien sûr un rapport –, mais le spectacle n’est pas envisagé comme une réponse concrète aux péchés. Il s’agit toutefois d’une réflexion sur la façon dont une certaine histoire culturelle vit toujours dans nos corps à ce jour et influence encore notre pratique sexuelle. Par exemple, je trouve intéressant de constater à quel point la sexualité est encore étroitement liée à la religion, et à quel point des mécanismes de culpabilité et de honte opèrent toujours dans nos corps.
Avec 7 Pleasures, je cherchais à comprendre où nous en sommes aujourd’hui vis-à-vis de la sexualité. Comment notre sexualité est-elle manipulée et contrôlée au niveau moléculaire ? La prise de testostérone dont je parle dans 69 Positions en est un exemple évident : on prend de la testostérone, ce qui modifie l’équilibre hormonal et engendre des changements dans la manière dont opère le désir. Le même phénomène s’observe lorsqu’on prend du Viagra, la pilule contraceptive ou d’autres produits pharmaceutiques destinés à agir sur les pulsions sexuelles ou les fonctions reproductives. Je pense que ces modifications du désir démontrent que nos corps sont encore très fragiles. Nos affects et nos sensations nous rendent perméables à toutes sortes de formes de contrôle et de spéculation. Qui plus est, ces niveaux physiques ne sont pas forcément conscients.
Avec 69 Positions, vous revenez à la sexualité, la nudité et l’esprit participatif des années 60. Pourquoi maintenant ?
Dans les années 60, il y avait cette utopie de l’égalité par la libération sexuelle. Cet idéal a échoué et nous en subissons encore les conséquences aujourd’hui. En Scandinavie, et surtout en Suède, l’égalité a acquis une meilleure position dans la société. Néanmoins, de manière générale, les combats menés dans les années 60 et 70 – à travail égal, salaire égal, et un nouveau partage des tâches ménagères et des responsabilités envers les enfants – ne peuvent être considérés comme aboutis. C’est une bonne raison pour porter un regard rétrospectif et tenter de sonder les mouvements de cette époque.
69 Positions a commencé en réaction à mon propre travail. Dans The Artificial Nature Project, j’ai travaillé sur l’entremise matérielle des choses et la création de chorégraphies déshumanisées. J’ai ressenti un besoin de revenir au corps humain : la sexualité s’est révélée un terrain intéressant pour poursuivre la réflexion sur le collectif et le participatif. Je pense qu’aujourd’hui, il y a un grand besoin de se rassembler à l’intérieur et à l’extérieur du théâtre. C’est surtout important à une époque de crise sociale et politique, d’insécurité et d’instabilité, comme celle que nous vivons. Je veux également analyser la séparation entre le public et le privé, et la façon dont les réseaux sociaux perturbent aujourd’hui la sphère privée en dévoilant des informations intimes.
Comment intégrez-vous cette perturbation entre public et privé dans vos spectacles ?
Dans 69 Positions, j’utilise une technique que j’appelle la chorégraphie soft. Par le passé, bon nombre d’œuvres traitant de sexualité tournaient autour de l’agression et de l’affrontement, ce qui peut provoquer un rejet de la part du public. J’ai donc cherché une autre stratégie pour permettre aux gens d’aborder le thème de plus près et d’y réfléchir collectivement au lieu de le rejeter. J’utilise un ton doux, même si les questions que je pose atteignent parfois la limite de la zone de confort. Certaines performances des années 60 auxquelles je fais référence étaient des invitations à entamer une orgie – et de fait, c’est ce qui se produisait à l’époque. La foi dans le collectif différait de celle d’aujourd’hui. L’aspect participatif de 69 Positions se concentre plutôt sur le moment où, en tant que membre du public, on négocie avec soi-même quant à franchir – ou non – le pas et participer. Durant ce moment de négociation, les limites de chacun sont remises en question : est-ce bien de le faire ou vaut-il mieux s’abstenir ? A-t-on envie de faire partie de ce collectif, et si oui, de quelle manière ?
Vous avez créé 7 Pleasures pour la grande scène et avec un dispositif frontal. Ce qui ne vous empêche pas d’également faire interagir le public ?
Dans 7 Pleasures, je travaille avec le principe chorégraphique que j’appelle spilling. Cela signifie que le spectacle « déborde » dans l’espace où est assis le public. Dans la scène d’ouverture, les performeurs se déshabillent au milieu du public, ce qui suggère que les corps des danseurs sont analogues à ceux des spectateurs. Ce que nous faisons n’est jamais aussi fou ou virtuose que nul autre ne puisse imaginer le faire. En même temps, nous essayons d’inclure tout l’environnement dans notre chorégraphie : le public en fait partie, de même que l’escalier et les objets qui nous entourent.
On voit beaucoup de nudité dans 7 Pleasures, mais d’une manière plus sensuelle que sexuelle.
Voilà qui en dit beaucoup sur la manière dont nous interprétons le mot « sexuel » aujourd’hui ! S’il n’y a pas de pénétration, il n’y a pas de sexe, exact ? Dans cette pièce, il n’y a pas de pénétration, mais je pense quand même que ce que nous faisons peut être considéré comme une forme de pratique sexuelle. Les performeurs posent des questions sur ce qu’est le plaisir, sur la façon dont nous le ressentons et se demandent si éprouver du plaisir de manière différente que celle que nous connaissons jusque-là peut changer nos corps.
La pièce est créée autour de différentes modes d’intimité avec les autres. La première partie cherche à détourner l’attention des parties du corps explicitement érotisées. Il est vrai que certaines parties du corps ont plus de terminaisons nerveuses que d’autres, mais nous sous-estimons l’incroyable potentiel de sensations que possèdent d’autres parties du corps. Dans la deuxième partie, nous travaillons avec des vibrations. Nos corps individuels se fondent en une masse vibrante qui, à un certain moment, inclut aussi tous les objets sur scène. Nous étendons la notion de désir entre deux personnes à la relation avec l’environnement et ses objets. Dans la dernière partie, la moitié des performeurs sont vêtus de noir, tandis que l’autre moitié reste nue. Ainsi, nous mettons l’accent sur les modes opératoires du pouvoir et de la violence dans l’imagerie sexuelle. Nous le faisons de telle sorte qu’il est difficile de discerner qui manipule et qui est manipulé, qui donne du plaisir et qui en reçoit.
Pour la troisième et dernière partie de la série The Red Pieces, vous organisez The Permeable Stage : une conférence-performance de dix heures. Que va-t-il s’y passer ?
L’idée derrière cette conférence est de créer du temps et de l’espace pour réfléchir collectivement à la sexualité comme domaine de recherche étendu. Ce qui signifie que nous cherchons l’intersection entre le sexuel, le social et le politique. Artistes, théoriciens, musiciens ainsi qu’un chef cuisinier créent un espace pour des discussions informelles et des présentations diverses et variées. Venez vous joindre à nous !
Mette Ingvartsen (artist-in-residence 2013-2016) en discussion avec Katleen Van Langendonck (directrice artistique Kaaitheater) & Eva Decaesstecker (communication Kaaitheater)