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« Nous ne repetons pas, nous recueillons tout simplement des lettres. Et ensuite le bal peut commencer. »

Une conversation avec deufert&plischke

Entretien
21.02.19

Que diriez-vous à la danse si vous aviez l’occasion de la rencontrer ? Quel est votre mouvement de danse favori ? Le duo artistique deufert&plischke rend cette rencontre possible durant leur projet Letters to Dance/Just in Time. La première partie du projet consiste en des ateliers dans lesquels les participants sont invités à écrire une lettre à la danse. Dans la seconde partie, tout le monde se réunit pour une fête dans une salle de bal, donc pour danser. Le projet voyage d’une ville à l’autre tout autour de la planète – de Los Angeles à Tel-Aviv en passant par Berlin. Au printemps, il sera à Bruxelles, une ville bien connue pour sa communauté de danseurs.

D’où vous est venue cette idée d’écrire des lettres à la danse ?

En fait, cela a commencé comme un projet de patrimoine public de la danse. Nous caressons cette idée idéaliste d’écrire une histoire personnelle de la danse et nous espérons que ce projet puisse se poursuivre au cours des quinze prochaines années à travers le monde. Nous avons créé une page internet où nous recueillons le début de cette archive historique.
Nous avons choisi la forme épistolaire parce qu’elle encourage les gens à mettre en mots toutes sortes d’arguments : personnels, politiques, culturels, sexuels… Nous n’avons jamais lu autant d’histoires. Des histoires liées à des vies précaires, des relations frustrées, des carrières malheureuses. La danse rassemble tout cela.

Dans une lettre, on s’adresse à quelqu’un à qui on peut raconter son histoire. Ce format insuffle aux gens la force de dire ce qu’ils ne nous auraient pas dit autrement. Par exemple, à Los Angeles, nous avons animé un atelier de danse à Camarillo, une petite ville industrielle où nous avons rencontré la communauté de la scène latino-américaine. Le groupe s’appelait Teatros de las Americas et était composé de huit membres, tous originaires de pays latino-américains, tous âgés de plus de 60 ans. À la fin, la moitié d’entre eux ont révélé leur homosexualité durant l’atelier, ce qui à ce jour, est toujours un grand tabou, particulièrement dans la danse de tradition latino-américaine. Pour la première fois, ils ont admis s’adonner à la danse en vue de rencontrer des gens du même sexe.

L’écriture ralentit le processus de réflexion et une lettre comporte une qualité intime, en particulier quand elle est écrite à la main. Est-ce pour cette raison que vous avez choisi de ne pas les laisser écrire à l’ordinateur ?

L’écriture à la main procure quelque chose d’assez unique à notre époque numérique actuelle : le texte devient physique et on peut l’offrir à quelqu’un. Après avoir écrit la lettre sur du papier, les participants en font cadeau au spectacle. Ils créent quelque chose qu’ils perdent, quelque chose qui n’est pas uniquement pour eux, mais qu’ils ouvrent aux autres. Nous le considérons comme une action artistique, même si nous ne pensons pas que les participants le voient ainsi.

Une des questions récurrentes dans toutes vos pièces concerne la manière dont nous voulons vivre. Comment établissez-vous un rapport entre ces lettres et cette question ?

On nous demande souvent ce que représente la danse pour nous, surtout dans le contexte de ce projet. La relation entre la manière de vivre ensemble et les lettres se clarifie lorsque nous l’abordons pendant les ateliers : nous passons trois, quatre heures avec des personnes que nous ne connaissons pas du tout pour la plupart. Nous ne connaissons pas leurs antécédents ni leurs objectifs. À ce moment-là, la danse devient réellement le point commun, la parenthèse par laquelle nous commençons et finissons. Nous permettons l’émergence d’une sorte de situation sociale, un moment que nous partageons avec eux et où beaucoup de choses – toutes liées à la notion de danse – sont en jeu. Nous entamons les ateliers en écrivant le mot « danse » sur un papier et nous demandons ensuite aux participants quels mots ils relient à la danse. L’un(e) peut écrire « amusement » et « joie », mais un(e) autre peut écrire « douleur » et « peur » ou « timidité ». Ce choc de notions aide les gens à voir l’atelier comme un jeu et la conversation s’engage. Très vite, chacun commence à partager ses petites histoires avec la danse.

Vous décrivez parfois ces situations sociales comme des mondes utopiques qui pourraient être perçus comme un peu naïfs face au monde polarisé d’aujourd’hui, surtout si l’on pense à ce que Timothy Snyder appelle « la politique de l’éternité et la politique de l’inévitabilité ». Les deux formes privent les citoyens de leur agentivité et les rendent passifs. Ce qui contraste avec votre travail où le public est explicitement activé. Comment situez-vous votre travail par rapport à ces visions politiques ?

Dans son histoire sociale – et non pas dans son histoire artistique – et pour certaines raisons, la danse a très souvent eu cette fonction de lieu utopique. À Berlin, nous avons rencontré beaucoup de communautés où une situation de danse devient un monde parallèle. Cela se voit, par exemple, clairement dans les danses de mariage turc, où danser est une manière d’oublier temporairement le combat de la vie quotidienne. Bien sûr, il s’agit là aussi d’une approche très problématique, parce qu’on danse au-delà de tout esprit ou notion politique. Mais contrairement à d’autres formes d’art, comme la peinture ou la littérature, la danse comprend cet aspect communautaire. Dans des mariages, on ne fait pas de marathons d’écriture ou l’on ne peint pas des images ensemble. Ces racines de communauté de danse apparaissent sur les scènes occidentales, expérimentales et confirmées, ce qui permet d’y ajouter un aspect politique et de rendre apparents des aspects de la danse qui resteraient cachés autrement. Par exemple, les danses de mariage turc ne seraient réservées qu’aux cérémonies de mariage.

Vos pièces précédentes se déroulaient sous des formes plus restreintes et pour un public plus réduit. Avec Letters to Dance, vous vous ouvrez à un public plus large. Cherchiez-vous une manière de vous ouvrir à un public plus large ?

Nous ne savons pas si nous l’avons fait tellement consciemment. Cela relève plutôt de l’évolution vers une approche participative que nous poursuivons depuis les dix dernières années. Il y a eu ce moment où nous ne trouvions plus de satisfaction face à un public « passif » qui est juste assis et regarde. Nous avons commencé à chercher des approches dans lesquelles le public peut se mouvoir et avoir la liberté de vivre une expérience plus approfondie de ce que nous faisons. Nous souhaitions réduire cette profonde séparation entre les performeurs et le public. En 2009, par exemple, nous avons créé Anarchiv #2 : second hand avec DD Dorvillier et Cecilie Ullerup Schmidt, où nous avons confié notre matériau chorégraphique à d’autres chorégraphes et où le public reconstituait tout le spectacle à la fin. En conséquence, nous avons commencé à observer nos publics avec beaucoup plus d’attention : qui sont-ils, d’où viennent-ils ? Lorsque nous avons déménagé à Berlin, en 2010, nous avons découvert que la scène de la danse y est très limitée : en somme, on rencontre toujours les mêmes personnes partout, non seulement dans nos propres pièces, mais aussi dans celles d’autres chorégraphes. Cela nous a mis très mal à l’aise ; ça limite le discours et nous ne pensons pas que ce soit une bonne façon d’aborder une forme d’art telle que la danse qui est faite pour avoir une approche plus large, puisqu’elle n’utilise pas tellement les mots. Tout ce qui a pu être revendiqué, affirmé ou déclaré dans la danse depuis les années soixante devrait aussi être transposé dans la relation entre performeurs et spectateurs ou entre l’œuvre d’art et sa réception. Ainsi, nous avons lentement commencé à développer des pièces dans lesquelles nous avons reconsidéré la relation entre les performeurs et le public. Nous avons commencé à ouvrir le travail aux communautés, aux non-professionnels, à tout le monde. Au début, c’était difficile, car on ne peut pas juste ouvrir la porte et laisser tout le monde entrer. Personne ne viendrait.

Avec Letters to Dance, cherchez-vous à élargir le public en donnant des ateliers ?

Oui, nous sommes artistes et enseignants en même temps et nous avons organisé de nombreux ateliers les dix dernières années. À un moment donné, nous nous sommes dit : si nous animions des ateliers, nous pourrions nous adresser aux gens avant le spectacle. Dans Letters to Dance, nous avons combiné l’enseignement et la création de manière très conséquente, mais avant cela, nous avions déjà réalisé des pièces comme Entropic institute (2012), emergence room (2010) ou Niemandszeit (2014). Dans chacun de ces spectacles, nous avons opté pour un format ouvert dans lequel nous « créons notre public » : nous contactons des gens et les faisons participer à l’avance. Leurs expériences deviennent très différentes de ce qu’elles auraient été s’ils étaient seulement venus assister au spectacle, parce qu’ils viennent en sachant davantage et se sentent plus en sécurité.

Vous avez développé le concept de « nouveau théâtre épique ». Comment Letters to Dance/Just in Time cadre-t-il dans ce concept ?

Cette notion vient de Durcheinander, notre pièce précédente. Durcheinander signifie l’un à travers l’autre, mais aussi mélangé, embrouillé, confus, et fait aussi référence à notre travail qui est aussi assez « durcheinander ». Donc, dans ce spectacle, nous avons travaillé avec dix artistes et créé un espace d’une durée de vingt-quatre heures où les gens pouvaient dormir et vivre, ce qui était assez désordonné. Nous avons collaboré avec Hans-Thies Lehmann et sa partenaire Helena Varopoulou, deux érudits du théâtre, des gens d’un certain âge à qui nous avons demandé d’écrire ensemble une lettre à Bertolt Brecht, qui a inventé la notion de théâtre épique au début du XXe siècle. Brecht parlait du besoin de petits théâtres et des structures improvisées et provisoires, de performeurs intelligents et de nouvelles temporalités (par exemple, des pièces de longue durée). Il disait qu’on avait besoin du théâtre comme salons, comme lieux académiques, comme parlements. Lorsque nous parlons de nouveau théâtre épique, nous distillons les principes de cette pensée. Il s’agit dans l’ensemble d’aspects que nous trouvons très pertinents pour la réflexion dans notre travail : les gens ont-ils le droit de dire leurs opinions dans nos pièces ? Sont-ils autorisés à vivre ensemble ? À échanger de la connaissance ? Dans Durcheinander, ceci était très intense. Just in Time peut être situé dans le même cadre de réflexion, mais de manière plus détendue, plus joyeuse et plus charmante.

Ce à quoi fait référence la première partie du titre, Letters to dance, est évident, mais pour pourquoi cette pièce est-elle aussi intitulée Just in Time ?

Quand on fait quelque chose « juste à temps », ce n’est ni trop tôt ni trop tard. Dans la phase pilote de la pièce, à Berlin, en 2016, nous avons collaboré avec cinq chorégraphes et avons rassemblé des lettres à travers toute la ville. Nous avions une construction temporaire, avec une table de bureau portable et un espace d’atelier mobile. Nous avons installé cette structure à un endroit que nous avions repéré et où nous espérions saisir des histoires de danse, sur place et sur le vif pour ainsi dire, des personnes que nous rencontrions à ce moment particulier. Nous demandions à des passants : « Aimeriez-vous écrire une lettre à la danse ? » Ainsi, Just in Time fait référence au tempo, aux dynamiques, à l’aspect instantané du projet. Nous ne répétons pas, nous recueillons tout simplement des lettres et nous rencontrons à maintes reprises différentes personnes dans différents lieux et ensuite le bal peut commencer. C’est quelque chose de très fragile. Il faut que cela corresponde parfaitement au moment. Et nous pensons que le cadre de la Journée de la Danse conviendra très bien à être une fois de plus juste à temps !

 

Une conversation avec deufert&plischke, par Eva Decaesstecker (kaaitheater)


La politique de l’éternité et de l’inévitabilité sont tous deux des concepts que Timothy Snyder développe dans The Road to Unfreedom (2018). La politique de l’inévitabilité est une vision néolibérale dans laquelle tout est déterminé par l’évolution économique capitaliste, une économie qui ramène tout désordre à l’équilibre. La politique de l’éternité est une vision totalitaire dans laquelle l’État se profile comme le protecteur de ses citoyens, combattant éternellement l’ennemi, c’est-à-dire tout ce qui vient de l’étranger. Les deux visions annihilent les participations civiles : dans la première tout est déterminé, il ne sert à rien d’essayer de proposer quelque chose de différent ; dans la seconde, l’État protège ses citoyens et la seule chose que les citoyens doivent faire est de conserver la confiance en leur nation.