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Devenir un oiseau-theatre

Article
02.06.22

À partir de l’été 2022, Le Kaaitheaer sera en travaux et ses activités seront en partie hébergées par d’autres théâtres à Bruxelles et à la périphérie. Ce déplacement, qui devrait durer deux ans au moins, apporte avec lui de nombreuses questions: Qu’est ce que cela signifie pour un théâtre, de ne plus se trouver à la place qui lui a été assignée dans la ville? Que va-t-il pouvoir apprendre en partageant les conditions de travail d’autres lieux? En n’étant plus un “centre” (d’art) vers lequel tous.te.s se déplacent mais en devant à son tour se déplacer et s’adapter, quel impact ceci aura t-il sur son programme, les artistes, les publics?   

Et comment ce petit changement vient-il s’inscrire dans le reste du monde qui change aussi? Un infime déplacement au milieu d’un flot continu de migrations. Une suspension temporaire au milieu d’un monde qui s’effondre. 

Rendre possible d’autres histoires 

Se pourrait-il que ces changements de murs, ce déplacement de territoire, nous offrent malgré tout, aussi, des opportunités pour approcher la ville différemment? Est-ce que le fait d’être accueilli dans d’autres organisations - pour, à notre tour, y inviter des artistes et du public - nous permettrait de penser l’hospitalité de façon différente? Est-ce que ce changement de perspective nous ferait envisager les choses autrement? 

Cela fait deux ans maintenant que le Kaaitheater se penche avec CrossTalks/VUB et de nombreu·se·s artistes et théoricien·nes·s sur une pensée qui serait ‘more than human’ (plus qu’humaine). Et bien que la psychologue et philosophe Vinciane Despret écrit qu’il est injuste de demander aux animaux de résoudre les problèmes des humains - nous pensons cependant avec elle que “s'intéresser à comment d’autres espèces font territoire, c’est nous ouvrir l’imagination à d'autres façons de penser. (...) C’est rendre possible d’autres histoires.”   

Alors, parce que nous pensons qu’il est essentiel, aujourd’hui, d’inventer de nouvelles histoires, nous nous laissons inspirer par des pratiques artistiques qui créent des espaces nouveaux et nous déplacent. Nous élargissons nos perspectives, nous faisons ’comme si’,  et devenons ’plus qu’humain’. 

Devenir un oiseau-théâtre. Une (science-) fiction. 

Imaginons que dans une autre réalité possible, ou dans le futur, les théâtres pourraient muter, s’hybrider avec d’autres espèces et devenir, par exemple, comme des oiseaux. Des oiseaux-théâtres.  

L’oiseau-théatre de notre histoire, le Kaaitheater, devra quitter son nid à la fin juin. Il n’aura bientôt plus son propre territoire, unique et défini. Il devra demander l’hospitalité temporaire à d’autres oiseaux-théâtres, et partager leur territoire. Le livre de Vinciane Despret, Habiter en Oiseau (Acte sud, 2019), pourra alors nous guider afin que nous apprenions d’autres manières d’habiter, donc de faire monde.

On y apprendra que l’oiseau-théâtre, comme les oiseaux et les théâtres, a un territoire. Mais que ce territoire ne préexiste pas à l'oiseau-théâtre. Le territoire apparaît avec celui-ci et plus particulièrement avec son chant que l’on appelle aussi son programme: un ensemble de spectacles-notes. 

L’oiseau-théâtre chante son territoire. Son chant matérialise un territoire, il fait apparaître un paysage. C’est pourquoi, l’oiseau-théâtre ne chante pas de la même façon ici ou là. Son chant se modifie selon l’endroit où il se trouve. Quand le théâtre-oiseau change de territoire, son chant-programme, se modifie également. 

Habiter, c’est d’abord cohabiter.

On apprendra ensuite que le territoire des oiseaux-théâtres est une chose changeante.  

Ce qui importe, c’est que ce lieu calme soit entouré de voisins. Car, comme le dit Vinciane Despret, il n’y a aucune manière d’habiter qui ne soit d’abord et avant tout ‘cohabiter’. Les oiseaux, les théâtres et aussi les oiseaux-théâtres se poussent les uns contre les autres pour se donner une périphérie pour créer une frontière à leur territoire et ainsi entrer en contact avec d’autres, bref créer un endroit où il se passe des choses.

Et c’est justement ce que notre oiseau-théâtre vient faire. Cette arrivée d’un nouvel occupant (Le Kaaitheater) vient transformer le milieu dans lequel les autres oiseaux-théâtres vivaient jusqu’alors et affecter leur comportement. Et l’on pourrait penser, à première vue, que ce changement dé-range.  

Cependant, ce que nous apprenons par le biais de Vinciane Despret, c’est que s’il arrive qu’un oiseau-théâtre en quête de nouveaux territoires soit repoussé et qu’on lui refuse le droit d'apparaître dans celui de quelqu’un d’autre, il arrive parfois - et plus souvent qu’on ne le pense - que la cohabitation se passe autrement. Le territoire que l’on pensait être indivisible, impartageable, s’ouvre et crée alors de la place pour le nouvel arrivant.

Faire partition commune. 

Et ce qu’il se passe, alors, c’est que, en faisant territoire commun, les oiseaux-théâtres modifient leur chant-programme. Ils apprennent la structure du chant et du spectre sonore de l’autre. Ensemble, ils se partagent l’espace sonore, ils font choeur. Ils créent une nouvelle partition

Parce que pour les oiseaux et les théâtres et aussi les oiseaux-théâtres, faire un territoire c’est composer avec des puissances existantes, et les honorer.

A partir de septembre 2022, et pour au moins deux ans, Le Kaaitheater développera son propre programme dans les Kaaistudio’s et dans le Kriekelaar, mais il deviendra aussi un oiseau-théâtre qui viendra nicher au creux du territoire d’autres oiseaux-théâtres. Avec ce changement, nous apprendrons à faire attention à comment les autres font attention, à comment ils chantent le paysage qui les entourent et qui deviendra aussi, momentanément, le nôtre.

Nous apprendrons leurs chants et peut-être qu’ils pourront apprendre le nôtre et ensemble nous essayerons de faire partition commune. Nous essayerons de créer de nouveaux territoires d’où chanter-programmer en chœur.

Et à la fin de l’histoire, ce que l’on espère, ce que notre théâtre en déplacement ne soit pas le seul à pouvoir s’hybrider, à devenir un peu oiseau et à trouver refuge ailleurs. Ce qu’on espère, c’est que dans la ville, dans le monde, partout où il y a des murs qui sont fait de peau et qui respirent18, des territoires puissent s’ouvrir pour accueillir des gens (ou des institutions) en transit et que de leurs chants croisés puisse émerger de nouveaux paysages. 

 

Kaaitheater tient à remercier tous·tes les partenaires à Bruxelles et aux alentours qui ouvriront leurs portes pour présenter un programme commun pendant les prochaines années : De Kriekelaar, Atelier 210, Rosas Performance Space, AB, BRONKS, Gare Maritime (Tour & Taxis), KVS, CC De Factorij, CC Strombeek, Westrand, Théâtre National, Les Halles de Schaerbeek, La Raffinerie / Charleroi Danse & Théâtre Varia.

 


* Les parties en italique sont des transcriptions plus ou moins littérales de l'ouvrage de Vienciane Despret, Habiter en oiseau, Éditions Actes Sud, Collection Monde Sauvages, 2019.
** "[...] autour du théâtre se trouve la ville et autour de la ville, aussi loin que l'on puisse voir, se trouve le reste du monde et même le ciel avec ses étoiles. Les murs qui relient ces cercles sont faits de peau, ils ont de pores, ils respirent. On l'oublie parfois.." Marianne Van Kerkhoven, dramaturge Kaaitheater. State of the Union, 1994. "Het theater ligt in de stad en de stad ligt in de wereld en de wanden zijn van huid." — Etcetera, jg 12 nr. 46, Oct, 1994, pp. 7-9.