Courir à travers les flammes
un entretien avec Tea Tupajić
entretien avec Tea Tupajić, par Olivia Ebert, dramaturge de Münchner Kammerspiele. L'entretien a été réalisé quatre semaines avant Licht I (23.02.2023) au Münchner Kammerspiele.
Dans Licht, des femmes yézidies racontent leur histoire sur la scène du Schauspielhaus. Quel a été le point de départ de ce projet ? La réalisatrice Tea Tupajić au sujet de Licht.
L'histoire des femmes yézidies est devenue une histoire paradigmatique des crimes commis de nos jours contre le corps féminin. Alors que les femmes ont été utilisées comme butin de guerre depuis des temps immémoriaux et que le viol a souvent accompagné les conflits à travers l'histoire, l'utilisation de la violence sexuelle comme outil d'intimidation systématique est principalement apparue au 20e siècle. La violence sexuelle systématique ne fait toujours pas l'objet de procédures juridiques appropriées et ce en grande partie en raison de la faiblesse des politiques du Conseil de sécurité des Nations unies.
Comme la plupart des gens, c'est par les médias que j'ai appris l'existence du génocide des Yézidi·es, de la violence sexuelle et de la mise en esclavage des femmes. À l'époque, j'étais en train de réaliser mon premier long métrage Darkness There and Nothing More. Le film traitait de la guerre de Bosnie de mon enfance. J'avais le sentiment qu'une fois le film achevé, je pourrais me libérer de la punition spécifique (consistant à s'attarder sur les guerres, les massacres et les horreurs) à laquelle je m'étais condamnée afin de payer la dette de ma culpabilité de survivante, et de donner un sens à ma vie. J'en ai eu assez et j'ai voulu me consacrer à la culture des figues dans mon jardin.
C'est alors que, lors d'un après-midi de farniente sur Google, j'ai découvert "Questions et réponses sur la prise de captif·ves et d'esclaves". Je n'y ai pas consacré beaucoup de temps, je me souviens avoir ressenti une légère nausée, mais ai poursuivi mes projets dominicaux. Cela m'est revenu pendant la semaine, alors que je me promenais, que je faisais la vaisselle, que je prenais le bus... C'est resté comme une douleur insensible jusqu'à ce qu'elle s'intensifie et, avant que je m'en rende compte, ce n'était pas ma période menstruelle, mais la douleur s'est transformée en saignements.
Je n'ai jamais été victime d'un viol ou d'une quelconque forme de violence sexuelle, mais cela a tout de même touché en moi une douleur que je ne parvenais pas à nommer.
J'ai tranquillement décidé de lui faire confiance et d'explorer où elle pourrait me mener.
Vous travaillez souvent avec des formes documentaires, à la fois en tant que réalisatrice de films et au théâtre. Pourquoi avez-vous cette fois-ci choisi le théâtre comme médium?
Lorsque j'ai rencontré les femmes pour la première fois, la question la plus difficile à laquelle je devais répondre était "Pourquoi le théâtre? J'ai toujours répondu que malgré toute l'attention des médias, je ne croyais pas que le monde ait vraiment entendu leur histoire et que celle-ci ne pouvait être entendue qu'en l'expérimentant dans le corps. Le théâtre est peut-être le seul espace où l'on peut réellement entendre l'histoire. C'est précisément le théâtre, en tant que médium dans lequel un être vivant partage lui·elle-même avec un autre être vivant, qui est le seul espace capable de créer une rencontre si intime qu'il est impossible de détourner le regard, comme le dit Ingmar Bergman.
C'est un espace d'écoute profonde, où le·la spectateur·ice devient aussi un·e témoin.
Je me posais des questions éthiques. Je ne savais pas si je n'allais pas livrer les femmes à leur cauchemar juste parce que je croyais que nous trouverions un sens et une transcendance à ces cauchemars en les transformant en œuvre d'art. Et qui se soucie de l'art de toute façon ? De plus, je pense que le théâtre n'a rien à voir avec la thérapie, ni avec la création d'un safe space.
J'ai trouvé quelques réponses en réalisant qu'il semble y avoir un lien curieux entre le théâtre et la mortalité.
D'une part, le théâtre est l'expression par excellence de la banalité et de la futilité de nos vies.
Ce qu'il y a de l'autre côté, nous l'ignorons. C'est peut-être ce que je cherche dans Licht.
Le projet exige beaucoup de sensibilité et de flexibilité de la part du théâtre. Comment organisez-vous la collaboration?
Très tôt dans le processus de préparation du concept de production, j'ai décidé que cette œuvre serait produite et présentée par des théâtres et des festivals dont la direction artistique est assurée par des femmes. Je n'ai pas défini notre collaboration de manière trop stricte à l'avance, avec des projets de grands séminaires et de manifestes. Je voulais plutôt favoriser une situation dans laquelle nous pourrions apprendre les un·es des autres et collaborer, et j'avais confiance dans le fait que le format adéquat se révélerait de lui-même.
Dans le cadre du processus, nous avons invité tous·tes les collègues du Münchner Kammerspiele à créer ensemble un rideau de scène. Sur le rideau, iels ont brodé à la main la constellation stellaire du ciel le soir de la première. Dans chaque étoile, une personne a brodé une image de ce qui est en elle et qui aurait pu la tuer. Le processus de création de cette constellation a été une expérience émouvante qui a permis de passer du temps ensemble et de partager des histoires personnelles.
Comment répétez-vous ce travail, comment préparez-vous le spectacle ?
Dans un sens, notre processus ressemble à l'un de ces démarches de préparation d’une course à travers les flammes.
La course elle-même n'est pas répétée, elle a lieu pendant la représentation. Très tôt, notre directrice de production et dramaturge Katrina Mäntele nous a suggéré d'oublier le mot "répétition" et d'utiliser plutôt celui de "préparation". Ainsi, après trois ans de préparations différentes, je dirais que nous sommes presque prêtes à ce que l'inconnu se produise le 23 février.