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'Ce qui m’interesse, c’est une chair qui bouge, non pas une chair qui pose.'

Une conversation avec Doris Uhlich

Entretien
10.02.20

Quels corps nous donne-t-on à voir de manière générale dans les spectacles de danse et quel regard portons-nous sur eux ? Très jeune, la chorégraphe et danseuse Doris Uhlich a décidé de transgresser les normes autour du corps dansant. Le 2 avril, elle est à l’affiche des Kaaitheater avec Every Body Electric, un spectacle dont tous les performeurs ont un handicap physique. Uhlich : « Je m’intéresse davantage à l’énergie d’un corps qu’à son aspect extérieur. »

Le corps est très présent dans votre œuvre, vous mettez souvent en question le « corps idéal ». D’où vous vient cet intérêt ?

Je pense que la quintessence de cet intérêt se situe dans ma propre biographie, lorsque j’ai commencé à danser à l’âge de onze ans. J’ai dit à mon professeur de piano que j’avais commencé à suivre des cours de danse, et elle m’a répondu : « Quoi ? Avec ta silhouette ? » Étant déjà une jeune fille corpulente à l’époque, je trouvais l’idée saugrenue ; la danse n’était destinée qu’à des personnes sveltes. Plus tard, j’ai encore souvent entendu que mon corps n’était pas conforme, mais j’ai continué à danser et décidé que la danse qui requiert des corps conformes et minces n’est peut-être pas ma danse. J’étais sûre de trouver une danse qui me conviendrait, et sinon, j’inventerais ma propre danse.

Bien que ce type de confrontation soit pénible, je me suis rapidement interrogée sur le corps et sur la façon de le regarder. L’apparence d’un corps n’est qu’un instantané et ce corps ainsi que la façon de le percevoir comportent des millions de ces instants. Je m’intéresse davantage à l’énergie d’un corps qu’à son aspect extérieur.

 

Vous travaillez avec un ensemble de corps différents : le corps corpulent, le corps sexué, le corps nu, le corps handicapé. Voyez-vous un fil conducteur à travers tous ces corps ?

Chaque corps est un univers. Je suis consciente que chaque personne avec laquelle je travaille a un corps différent, avec son propre système complexe. Je cherche chaque fois une approche individuelle, je pars en quête de mouvements et d’une chorégraphie qui correspondent à un corps.

Je conçois le corps comme un système qui abrite notre propre biographie et la biographie du monde – le corps est dans le monde, le monde est dans le corps. La peau n’est pas un système clos, mais un tissu très transparent qui relie notre chair aux vibrations du monde économique, politique ou social.

 

Vous portez souvent la nudité à la scène, parfois avec de grands groupes de personnes, ou même dans l’espace public. En ce sens, vous vous inscrivez dans toute une histoire de l’art. En même temps, nous constatons une nouvelle forme de pudeur chez les jeunes, qui ne veulent pas prendre le risque de voir leurs images circuler sur la Toile. Pourquoi cette envie pressante de nudité sur scène en ce moment ?

Quand je suis nue, j’ai l’impression de me rapprocher de mes archives physiques dont je parlais précédemment. Je peux poser ma main sur ma peau et me sentir plus proche de mes archives. Je peux secouer ma chair, secouer mon système d’entreposage, mon cerveau physique, j’active ma pensée physique. Secouer et bouger ma chair maintient mes archives en mouvement et permet à la peur et aux énergies bloquées de se mouvoir.

Il est important que toutes sortes de corps nus soient visibles. Non pas des corps « photoshopés ». Quand on naît, on est nu, c’est un état d’être naturel. Dans mon travail, je ne cherche pas à me présenter nue sur scène ou dans l’espace public, je veux « être » nue. Cela m’est insufflé par un moteur personnel et politique. Un bon exemple de ce moteur est la façon dont j’ai commencé la danse nue. Après un entraînement, je rangeais mon soutien-gorge de sport et mes sous-vêtements et j’ai vu ma poitrine et mes fesses se balancer. Tout d’un coup, j’ai vu un mouvement que je n’avais jamais vu auparavant, parce que mes vêtements le cachaient. Cela m’a rendue très heureuse, j’ai vraiment pris plaisir à voir ma graisse se mettre à danser. J’ai mis Madonna à fond et j’ai sauté dans mon appartement. Je voulais partager mon expérience, alors j’ai commencé à donner des cours nus, ce qui était nouveau à l’époque. Et ces cours ont abouti au spectacle more than naked dont la première a été présentée en 2013.

Ce qui m’intéresse, c’est une chair qui bouge, non pas une chair qui pose. Dans ma technique de fat dance [danse de gros], je recherche la vibration de la chair dans toutes ses variations. Lors des ateliers, des danseurs professionnels et des personnes minces ont aussi tenté de se trémousser et de se secouer. Soudain, les danseurs plus minces ont dit aux danseurs plus corpulents : « Ouah, j’aimerais avoir vos fesses parce qu’elles se balancent si bien ! C’est tellement beau ! » Ce n’était pas une théorie à laquelle j’avais pensé au préalable ni un grand concept pour animer un atelier politique. C’est juste que cette joie, ces moments de libération ont soudain fait porter un regard différent sur le corps et permis de remettre en question le courant dominant, des pensées et des opinions uniformes sur qui est « beau », « énergique » et mérite d’être regardé.

 

Se produire nu sur scène génère une certaine fragilité en tant que performeur, mais il y a aussi le malaise potentiel du public lorsqu’il regarde des personnes nues. D’autant plus lorsque ces corps ne sont pas les corps parfaits qu’on nous donne à voir habituellement, comme dans Every Body Electric, où vous travaillez avec des personnes ayant un handicap physique. Comment le gérez-vous ?

Quand le public ressent un malaise, ce n’est pas nécessairement un état négatif et effrayant. Le théâtre est un lieu de confort et d’inconfort, un lieu de changement des perceptions, de transformation. J’entends souvent dire des spectateurs ayant assisté à Every Body Electric que le spectacle les a mis face à leur façon de regarder les corps sur scène. La pièce traite donc aussi du spectateur et de son regard. Il arrive également qu’au bout d’un certain temps, le public ne voie plus les handicaps, mais des performeurs disposant d’autres aptitudes. Ce moment de basculement est formidable.

Lors des répétitions d’Every Body Electric, nous avons commencé à travailler sans nudité. Elle n’est venue qu’après des semaines de répétition, parce qu’une performeuse qui avait précédemment participé à un de mes spectacles nus voulait se montrer nue au groupe dans son fauteuil roulant, qu’elle considère comme une extension de son corps. Lorsqu’elle est nue, le contact avec son extension est plus direct. Ensuite, d’autres personnes ont également voulu essayer. À ma grande surprise ! Je ne les ai pas forcés à se montrer nus devant le public, mais j’étais là pour les soutenir de mon expertise en la matière et pour les mettre en contact avec l’acier et le caoutchouc des pneus. Toujours est-il qu’à chaque représentation, ce sont eux qui décident s’ils veulent se déshabiller complètement ou pas. Ce n’est pas fixé.

 

Dans Ravemachine, la pièce dont s’inspire Every Body Electric, on vous voit sur scène avec un danseur handicapé. À présent, dans Every Body Electric, il n’y a plus que des personnes handicapées sur scène. Pourquoi cette évolution ?

J’animais un atelier uniquement pour personnes handicapées physiques pendant Ravemachine. Ensuite, nous avons décidé de continuer à travailler ensemble et nous avons créé Every Body Electric. Quand on pense à la notion d’inclusion, cela signifie porter un ensemble mixte à la scène. Nous avons beaucoup réfléchi à notre constellation, et aussi au fait que moi, la chorégraphe, je n’ai pas de handicap physique, mais nous ne l’avons pas considéré ni ressenti comme un problème. Cela m’aurait fait l’effet d’un maquillage de demander à de nouvelles personnes sans handicap de nous rejoindre. Peu avant la première, nous nous sommes réunis pour réfléchir à ces questions. Pourquoi les personnes handicapées ne seraient-elles autorisées qu’à danser dans des groupes mixtes ? Nous nous sentions bien dans notre constellation, nous étions très heureux de notre collaboration.

 

Vous appelez les mouvements que vous créez avec les performeurs des « icônes énergétiques ». Pouvez-vous nous expliquer ce que sont ces icônes ? Quelle importance revêt le niveau d’énergie pour vous ? Et en quoi la musique techno y est-elle liée selon vous ?

Les icônes énergétiques sont des mouvements individuels et très personnels. Je les appelle « archéologie de l’énergie » : on crée des mouvements qui font office de carburant intérieur pour énergiser son corps. D’un côté, ce sont des mouvements qui apportent de la joie, du plaisir et de l’énergie, mais en même temps, le mouvement entraîne bien sûr aussi une perte d’énergie. On ne veut pas s’arrêter, parce qu’on aime ça, mais on se fatigue. Cette fatigue est quelque chose de très positif, parce qu’on se sent vivre. Une icône énergétique est le mouvement qui apporte cette force vive, le mouvement que le corps aime à ce moment précis. Même un petit mouvement peut infuser une grande énergie par sa qualité sismique. Il peut être éruptif à un niveau subtil.

J’ai commencé à utiliser la musique techno pour mon solo Universal Dancer qui traitait de la relation entre le corps et les machines. Dans Every Body Electric, cette relation est toujours en jeu, donc j’utilise à nouveau la techno. Ce que j’aime dans cette musique, c’est son flux énergétique et sa promesse physique de durer éternellement. On peut mixer la musique très longtemps et ne jamais entendre la fin d’un son ou d’un morceau. Et depuis que j’ai entendu dire qu’au début la musique techno s’appelait Electronic Body Music, je l’aime encore plus !

Pour moi, le son est comme un partenaire dans l’espace. J’aime l’image selon laquelle la musique peut pénétrer le corps à travers la peau. Elle peut réveiller les cellules de plaisir et d’énergie et aider à entrer dans cette archéologie de l’énergie. J’ai souvent l’impression de me baigner dans des vagues sonores.

 

Vous avez déjà parlé du plaisir que produit l’interaction entre le corps et la technologie. Vous interrogez-vous aussi sur la façon dont la société aborde les corps et la technologie ?

La technologie est un très grand mot aux aspects multiples dont on peut discuter. Je dirais qu’au sens médical et d’assistance au mouvement, comme la technologie des prothèses, elle vaut vraiment la peine d’être étudiée et utilisée.

Bien sûr, la technologie d’Every Body Electric est visible. Et la technologie que nous partageons tous est avant tout invisible : l’Internet, les produits biochimiques… Il y a des tendances technologiques dont je suis très critique et d’autres dont je trouve l’existence importante. Le danger de la technologie est que, visible ou invisible, elle coûte de l’argent. La technologie promet d’être accessible à tous et consommable par tout le monde, mais ce n’est pas le cas. Alors, à qui s’adresse la technologie ? Selon moi, à l’avenir, la technologie fera partie intégrante, entre autres, du grand fossé entre riches et pauvres. La technologie inclut, mais exclut aussi. Il faudrait que nous soyons conscients de ces mécanismes.

 

Beaucoup de vos pièces sont reliées les unes aux autres, mais vous ne les encadrez pas dans des séries. Pouvez-vous nous en parler ?

Une bonne question n’a pas qu’une seule réponse. En mettant une pièce en scène plusieurs fois, on apprend tellement sur elle que de nouveaux aspects apparaissent. Cela vous fait revenir à certaines questions et vous incite à trouver de nouvelles réponses. Je pense qu’un cheminement artistique n’est pas fait de pièces et de pierres séparées. C’est une terre d’échos et je fais confiance à mes échos. Je n’ai pas peur de la répétition, de la continuité. Cela me permet d’aller plus en profondeur. Dans les arts du spectacle vivant, le marché donne souvent le sentiment qu’il faut créer des choses nouvelles. Mais qu’est-ce qui est nouveau ? Je pense que quelque chose peut devenir meilleur et plus profond dans la continuité. Par exemple : je serai nue jusqu’à ce que je meure ! Quand je serai vieille, je serai encore nue et je me demanderai « comment puis-je encore secouer ma chair ? »

 

 

Une conversation avec DORIS UHLICH par Katleen Van Langendonck et Eva Decaesstecker (Kaaitheater).