On vous plonge dans l’abîme, et il faut faire face
Une conversation avec Forced Entertainment
Out Of Order, le nouveau spectacle de la compagnie de théâtre britannique Forced Entertainment, nous donne à voir une bande de clowns autour d’une table. Chaque moment paisible est porteur de la prochaine explosion conflictuelle. Comédie et tragédie vont de pair chez le clown, mais compte tenu du temps de crises politique et climatologique, la présence de ce personnage sur scène n’est pas une coïncidence, nous explique Tim Etchells, directeur de Forced Entertainment.
Cela fait plus de trente ans que Forced Entertainment a vu le jour. Comment maintenir l’équilibre entre s’en tenir à la quintessence de Forced Entertainment et continuer à se réinventer à chaque production et à évoluer avec le temps ?
Par essence, Forced Entertainment est une collaboration continue entre six artistes. Au fil du temps, nous avons construit un langage, un ensemble de compétences et d’approches, une connaissance et une compréhension collective. Et cela va de pair avec une sorte d’engagement politique long et lent. Notre objectif est de développer quelque chose de réellement collectif. Mais des changements ont bien sûr toujours eu lieu, dès le début : des changements sur le plan esthétique, dans le mode de fonctionnement du processus. Par ailleurs, nous avons aussi toujours invité d’autres personnes à venir travailler avec nous ou lancé des projets de type différent. Il s’agit donc en effet d’une sorte d’équilibre entre un engagement commun dans un processus continu et une ouverture au changement, une tentative de permettre au monde et à nos réponses au monde de changer des choses dans ce que nous faisons.
Si l’on considère Forced Entertainment du point de vue de la continuité, on observe plusieurs caractéristiques récurrentes, comme la répétition. Où se situe la force de cet élément selon vous ?
L’une des façons dont nous utilisons la répétition est de montrer sur scène un groupe de gens tellement fascinés ou obsédés par quelque chose, qu’ils ont envie de le répéter encore et encore. La répétition devient un moyen de porter à la scène des personnages qui essaient de comprendre ou de résoudre un problème, de se détacher, de sortir de quelque chose.
Ces spectacles ne traitent d’ailleurs que de changement, de manière amusante certes, et ils se servent de la répétition pour le montrer. Les choses qui se répètent dans nos spectacles (des mouvements, des textes) changent en fait tout le temps – nous accordons le public en concentrant l’attention sur les différences et les changements.
Cette recherche constante de solutions témoigne-t-elle aussi d’une fascination pour l’échec ?
Je pense que nous nous intéressons souvent aux personnages qui échouent, qui ne trouvent pas l’évidente solution glorieuse à leur problème. Ils sont coincés et essaient de trouver un moyen de s’en sortir. Il y a de la comédie dans l’échec, dans la manière dont les gens sont coincés et incapables de trouver une échappatoire. Dans la vie, nous sommes tous coincés de diverses façons et ce n’est pas parce que nous aimerions que quelque chose change que cela se produit automatiquement. Selon moi, il y a quelque chose de fascinant dans le fait de regarder des gens se débattre avec quelque chose, d’en reconnaître la difficulté et dans la réalité de travailler dans une situation où nous ne contrôlons pas tout autour de nous.
Out Of Order est votre premier spectacle de théâtre muet. Dans Real Magic, il y avait encore quelques mots, même si au fil du spectacle, ils perdaient leur sens, mais à présent vous franchissez un pas de plus.
La décision émane du processus de répétition, ce n’était pas une intention ou une ambition préliminaire. Nous avons commencé à créer cette pièce comme chaque fois : en essayant différents matériaux dans le studio. En fait, nous avons commencé par beaucoup de texte pour tenter d’expliquer ou servir de médiateur, mais je pense que nous avons tous ressenti que le texte affaiblissait le matériau au lieu de le rendre plus puissant. Le langage parlé offre toujours une sorte d’information ou d’explication. Et nous aimions le fait qu’il n’y ait pas d’information : ce qui se déroule se déroule. C’est très privé, mais aussi très direct. C’est ce que c’est. Le langage parlé était déroutant et retirait de l’air du ballon. Et je pense qu’à un moment donné, je me suis dit : ce spectacle est celui où nous allons enfin nous débarrasser de tout langage parlé.
Dans un texte que vous avez écrit sur Out Of Order, vous qualifiez les personnages sur scène de « quasi-clowns ». Qu’entendez-vous par là ?
Dans nos spectacles, les costumes des performeurs font souvent référence à une sorte de fonction ou performance théâtrale : ils peuvent ressembler à des animateurs de cabaret, à des danseurs de revues ou à des clowns. Mais ces personnages ne font jamais tout à fait ce à quoi on pourrait s’attendre de leur part – comme s’ils avaient oublié leur rôle ou comme s’ils faisaient relâche. Dans Out Of Order, une bande de clowns sont assis autour de la table et à divers moments, une sorte de bagarre ou de poursuite semble avoir lieu. Cela pourrait être leur numéro de clowns. Mais en même temps, cela ressemble à une bagarre qui éclate dans un bar ou à une scène de film d’action. Les costumes de clown leur donnent une tournure théâtrale ludique, mais on n’en est pourtant pas tout à fait sûr. Toute la dispute et le pugilat sont-ils réels ? Est-ce de la comédie ? Le font-ils pour s’amuser ? Se détestent-ils vraiment ? Comment le comprendre ? Bien sûr, cela reflète aussi la situation que nous vivons souvent en dehors du théâtre : nous rencontrons des situations où nous ne comprenons pas ce qui se passe, où nous ne sommes pas sûrs du statut de ce qui nous entoure.
En ce sens, nous avons créé une situation étrange sur scène dans Out Of Order. Il se passe quelque chose d’étrange et, en tant que public, il faut y faire face. Le spectateur est poussé dans une rencontre avec des événements. C’est sans concession, c’est un plongeon dans l’abîme – personne ne vient tout expliquer ou plaisanter sur le fait que tout ira bien. C’est là et il faut faire face. Et nous devons faire confiance au public, être confiants qu’il trouvera un moyen de négocier cela.
Cette pièce, comme beaucoup de nos pièces, se maintient en équilibre entre quelque chose de ludique, de comique, d’humoristique, et l’abîme, l’énorme trou béant en dessous. Nous tentons de maintenir la pièce dans le champ de tension entre cette énergie comique et la sensation d’un immense trou sur le plan émotionnel et politique. C’est là que veut se situer le spectacle, précisément sur ce point d’équilibre. C’est inhérent à la figure du clown. C’est aussi dans Beckett, et dans Bruce Nauman : il y a cette fascination pour ces personnages qui sont là pour divertir et être drôles, mais qui entretiennent un lien avec le conflit, la violence et la tragédie. C’est exactement ce qui est dans l’air au moment où on se grime.
Out Of Order (hors d’usage) est aussi une expression utilisée pour les machines. Lorsqu’elles sont « hors service », cela signifie qu’elles ne fonctionnent pas ou plus. Pourrait-on faire une lecture des clowns comme des paillasses dysfonctionnels, qui ne sont plus performants ni efficaces ? Rejetés par une société qui ne permet que l’efficacité et la perfection ?
Je pense qu’il y a là deux choses. Tout d’abord, nous travaillons beaucoup avec des personnages du divertissement populaire, des clowns, des personnages du cabaret, du vaudeville ou du stand up… Il y a toujours cet intérêt pour ce qui arrive quand cette machine de divertissement très efficace ne tourne pas rond ou ne fonctionne plus. Le mécanisme s’enraye, mais certains de ses dispositifs continuent de fonctionner. Que voit-on alors ? Bien sûr, différentes choses deviennent possibles : nous comprenons mieux ce qu’est avant tout le divertissement dès lors qu’il commence à se détraquer. On en voit aussi la violence – la violence de ce qu’implique le fait d’être spectateur, ou ce qu’implique le fait d’être performeur. On commence à voir de manière différente les êtres humains qui se dissimulent sous le divertissement. Et sur le plan poétique, de nouvelles possibilités commencent à émerger lorsque les choses tombent en panne – parce qu’on réorganise le fonctionnement normal de cette machine et qu’autre chose commence à émerger.
L’autre aspect d’Out Of Order, c’est qu’il montre un groupe de gens assis autour d’une table comme s’ils avaient une réunion, une discussion ou une conférence. Cette réunion d’un groupe de gens autour d’une table peut être beaucoup de choses. Je ne suis pas surpris qu’Out Of Order ou Real Magic soient réalisés à l’heure actuelle, en ces temps de Brexit, de Trump et de réchauffement climatique. Il y a ce sentiment que les solutions politiques sont dans une impasse sans fin. Même si tous connaissent la bonne réponse à une question, ils ne semblent toujours pas capables de s’organiser pour la mettre en œuvre. Je pense que ces deux spectacles s’adressent à une certaine frustration à l’égard de nos structures. Et il s’agit en grande partie de personnes coincées dans un mécanisme social et politique qui ne fonctionne pas correctement.
Quant aux questions de divertissement, nous nous intéressons aussi à la question de savoir où nous pouvons emmener un public. Dans quelle mesure le public a-t-il besoin de l’efficacité de ces machines de divertissement très rigoureuses répandues dans la culture populaire ou dominante ? Nous savons qu’un public peut faire face à beaucoup plus que ce que les gens supposent en général – on peut l’emmener vers de multiples destinations différentes. Je pense que c’est ce qui nous a poussés à faire du théâtre en premier lieu. Parce que c’est un lieu où l’on peut encore expérimenter et jouer avec ces questions afin de créer un type de contact différent avec le public. C’est ce que nous désirons. Pas seulement pour le plaisir de briser cette machine. Ce qui compte, c’est le type d’espace et de liens qu’on peut créer avec le public. Et d’une certaine façon, quand on détraque cette machine, quand elle est hors d’usage, les possibilités deviennent plus grandes que lorsque tout fonctionne parfaitement bien.
Une conversation avec Tim Etchells de Forced Entertainment, par Eva Decaesstecker (Novembre 2019, Kaaitheater)