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Un cow-boy français à Munich

une conversation avec Philippe Quesne

Entretien
22.02.17

Des hommes aux chapeaux de cow-boy, aux chemises à carreaux et aux santiags contemplent une mer de nuages entre les sommets des montagnes. Dans Caspar Western Friedrich, Philippe Quesne et le Münchner Kammerspiele réunissent les paysages infinis du peintre romantique Caspar David Friedrich et la nature sauvage des Westerns. Cela donne lieu à espace entre musée, atelier et scène de théâtre. Quesne : « La scénographie théâtrale m’a souvent semblé une question de peinture. »

Caspar Western Friedrich porte à la scène le peintre romantique Caspar David Friedrich et le cow-boy solitaire du Western. Pourquoi réunir ces deux personnages ?

Pour moi, la thématique d’un Western est toujours la quête d’un cow-boy qui voyage dans un paysage. Et j’y vois une analogie avec ce que je perçois dans la peinture romantique, et plus précisément dans celle de Caspar Friedrich, qui place souvent l’observateur face au champ des possibles de la perspective, du voyage et de l’horizon. Le titre part d’un jeu de langage. Le genre du Western et le romantisme me permettent de parler de la quête d’un idéal actuel, à travers un paysage. Même si le Western se caractérise par la conquête – la bataille, la guerre et le meurtre. Finalement, chez Friedrich il y a aussi le contexte des guerres napoléoniennes et la quête spirituelle d’un peintre qui ressent le besoin de parler de l’homme et de la nature, pas seulement des affrontements guerriers.

Le théâtre en général, et mon travail en particulier, soulève toujours beaucoup de questions sur la perception de la scène en tant qu’atelier. J’ai tenté de transformer la référence à Caspar Friedrich, non pas pour retracer sa biographie, mais plutôt pour faire un geste poétique inspiré de ce peintre. Un geste qui met presque en scène son atelier. La scénographie fait de multiples références à son atelier, qui était une pièce en bois, très simple, dans laquelle il peignait avec les rideaux pratiquement fermés. Il entretenait donc un rapport très singulier à la réalité. Ses paysages sont plutôt des reconstitutions de son imaginaire, puisqu’il plantait très peu son chevalet dans la nature. Dans certains de ses tableaux, il réinvente quasi une nature poétique, avec des collages de forêts et de montagnes qui ne répondent pas à la réalité.

Friedrich a peint des scènes de nature parfaite. Pour lui, la nature était plutôt un collage créé qu’une réalité. Aujourd’hui aussi la nature est de plus en plus considérée comme une construction et une illusion. Est-ce pour cela que vous portez la nature à la scène sous forme de tableau dans un musée, conservé par l’être humain ?

Quand j’ai amorcé la mise en scène du spectacle, cette idée était au cœur du travail. Mais même dans La Mélancolie des dragons (2008) ou Swamp Club (2013), les questions centrales concernaient la place de la nature comme dispositif scénique. La scénographie théâtrale m’a souvent semblé une question de peinture. Comment parler de la nature artificielle sur scène et proposer une rêverie au spectateur ? Je m’identifie beaucoup à la composition de Caspar Friedrich. Sa nature reconstituée et sa mise en scène des corps dans l’espace sont des aspects romantiques qu’on retrouve dans mon travail : des gens qui marchent dans la neige artificielle, des acteurs qui habitent le Swamp Club. Prendre le temps d’observer autant les corps et les voix que les matériaux, les objets, les couleurs, les fumées et les lumières sur scène. Depuis plus de dix ans, je cherche à reconstituer des « micromondes ». Avec Caspar Western Friedrich, ce monde est plus littéral, puisqu’on voit des cow-boys fabriquer un musée et essayer de monter une muséographie autour de ce peintre et du romantisme.

Pour ce micromonde, je n’utilise pas les vrais matériaux. Dans la reconstitution du réel, il y a toujours ce côté bricolé. On montre un rocher, mais aussi le polystyrène qui en fait une reproduction. Cette poétique me plaît. Sinon j’aurais emmené le public se promener dans la nature, la vraie. Le théâtre, c’est une transposition du monde réel, non pas une imitation.

D’où vient notre désir de toujours vouloir reproduire l’image de la nature ? Que projetons-nous de nous-mêmes dans cette image ? Et que se passe-t-il quand nous voyons cette image sur scène ?

Tenter de reconstituer des mondes sur scène m’est très familier, mais j’aurais du mal à dire pourquoi je le fais. J’espère juste que le spectateur éprouve un sentiment de liberté en regardant le spectacle, et que ça lui donne envie de peindre ou de lire. Il s’agit presque de militantisme pour plus d’art dans la vie. Peindre, lire, écrire, écouter de la musique, voilà qui habitent toutes mes fables. Je ne suis juste pas intéressé aux tragédies sur scène. Pour l’instant, mon univers est plutôt post-romantique ! En tout cas, j’aime depuis longtemps le rapport entre l’homme et la nature. Peut-être parce que faire du théâtre, c’est vivre sans cesse dans des « boîtes noires », loin de l’air frais et des promenades dans la forêt ?

Vous réunissez différents mondes : le monde muséal, avec des tableaux sur une scène de théâtre et des acteurs qui, en plus de jouer, montent et démontent les décors. Est-ce pour cela que vous présentez votre spectacle dans le cadre de Performatik, un festival qui s’articule à la croisée des arts de la scène et des arts plastiques ?

Le spectacle est une réaction aux tendances des dernières années : la volonté des musées de programmer de la danse ou des corps en mouvement. On dirait qu’on a peur de ne montrer que de la peinture ou de la sculpture, peur de ce qui est « mort ». Au lieu de juste exposer la peinture au Louvre, par exemple, on y programme des musiciens classiques qui jouent devant les tableaux. Cette « animation » est surtout une initiative des musées, non pas des artistes. Il est donc vrai que j’aborde cette question avec une certaine ironie dans le spectacle et qu’on peut imaginer les cow-boys en parfaits guides muséaux et animateurs.

En même temps, il y a un texte magnifique de Caspar Friedrich qui dit clairement que pour montrer sa peinture, il préfère une organisation spatiale de plusieurs tableaux que d’un seul, et il suggère même de rajouter de la musique et de la lumière. Il s’agit donc d’une proposition très avant-gardiste, avec une scénographie, une mise en scène. Friedrich fréquentait des musiciens et des auteurs appartenant au même courant du romantisme. À cette époque, il y avait aussi des connivences entre les arts, ce n’est pas nouveau. Je pense qu’opposer le théâtre, le musée, la danse, le texte est un débat faussement moderne. L’arrivée des arts visuels sur scène est une question très ouverte de nos jours, me semble-t-il. Peut-être que la modernité actuelle, c’est présenter un tableau, seul dans un grand musée ?

De quelle manière le genre du Western convient-il à cette tension entre le temps performatif et le temps muséal consacré à regarder l’œuvre d’art elle-même ?

Dans le Western, il y a ces moments de désœuvrement : les personnages se posent et s’endorment dans le désert, près d’un rocher ou d’un cheval. À l’époque, il y avait à la fois la quête de construire des cités, de découvrir l’Amérique et de chercher de l’or. Mais il y avait aussi ce climat d’attente, presque comme en Beckett : le cow-boy Beckett qui ne sait pas très bien pourquoi conquérir et comment trouver une place sur la terre. Ces corps, dans ces états ou ces positions ont inspiré de nombreuses chansons qui chantent la difficulté de l’existence. Ce que j’aime dans le Western, c’est l’histoire du voyage immobile : le cow-boy qui chante les grandes aventures dans le désert, assis sur une chaise avec sa guitare. La peinture de Friedrich est pour moi le voyage immobile absolu. Au théâtre, le voyage est aussi immobile.

La quête de Nouveau Monde propre au Western se retrouve aujourd’hui dans l’art et la poésie : pour trouver des solutions alternatives ou utopiques pour la planète, il nous faudrait peut-être écouter plus de poésie et voir plus d’art. Par leurs époques et leurs styles différents, les peintres nous montrent des chemins possibles. Et je trouve très important que Caspar Friedrich situât l’homme dans une relation d’appartenance et non pas de supériorité à la nature. L’homme fait partie du paysage, il ne le domine pas.

Pour ce spectacle, vous n’avez pas travaillé avec votre compagnie habituelle, mais avec la Münchner Kammerspiele. Comment cette collaboration a-t-elle vu le jour et ressentiez-vous l’envie de travailler avec un autre groupe ?

Je pense qu’il faut dire qu’il s’agit d’une commande pour le répertoire, en Allemagne. Outre des comédiens de la Münchner Kammerspiele, il y a aussi Johan Leysen, un acteur flamand indépendant et un cow-boy européen du théâtre qui s’est souvent produit sur la scène du Kaaitheater. J’ai toutefois travaillé avec la même méthodologie : j’ai composé la pièce avec eux et ils m’ont inspiré. On a lu beaucoup de textes, regardé des images et des Westerns et contemplé des tableaux de Friedrich au musée. Mais je me sentais quand même un peu le cow-boy français à Munich. Les codes du métier sont très hiérarchisés dans le théâtre allemand. La question de la reconstitution du réel est prégnante. Il y a des domaines techniques à tous les niveaux de la maison et des dizaines de constructeurs. C’était très exotique pour moi. Normalement, je travaille avec une équipe très fidèle et on fabrique tout nous-mêmes. Beaucoup de textes et de poèmes me sont venus des acteurs qui ont fait des propositions. Peter Brombracher, par exemple, le plus âgé des comédiens, est quelqu’un de très romantique. Il a traversé l’histoire du théâtre allemand. Comme Johan Leysen, il entretient un rapport très fort au texte. Ces acteurs sont remplis de textes. Ils sont porteurs de leur propre musée !

 

Philippe Quesne en conversation avec Esther Severi et Eva Decaesstecker (Kaaitheater)