Sur scène, c’est le moins visible qui rend le visible possible
Ou pourquoi a.pass, entre autres, est une institution nécessaire.
Par Agnes Quackels, en dialogue avec Barbara Van Lindt (coordinatrices artistiques et générales), Maria Dogahe (programmation) et Katelijne Meeusen (communication) pour le Kaaitheater (14 February 2022)
Cher publique,
Le Ministre Ben Weyts (Ministre Flamand de l’Education) a récemment décidé de ne plus allouer de subventions au post graduat pour la recherche en arts performatifs basé à Bruxelles, a.pass – alors même que celui-ci vient de recevoir une évaluation positive de la commission.
L’argument utilisé pour justifier cette décision est que a.pass n’ajoute pas de valeur dans le champ des arts et que la recherche dans ce domaine ne peut être considérée comme faisant partie de l’éducation.
Cette décision alarme tout le secteur car elle est la preuve cinglante du tournant politique qui est pris en Flandres aujourd’hui et qui s’attaque directement à la base même du développement des arts (et de l’éducation).
Alors même que toutes les institutions artistiques subventionnées en Flandres viennent de déposer un dossier pour le renouvellement de leurs subventions pour les cinq prochaines années, et que les budgets annoncés par le Ministre Jambon ne pourront même pas couvrir les dépenses actuelles du secteur, il nous semble important d’alerter l’opinion publique sur les conséquences de cette politique. Et ceci, non seulement pour le champ des arts mais aussi pour le public, car cette décision, bien qu’il l’ignore, le concerne aussi.
a.pass est un programme qui s’adresse à des artistes ayant terminé leur cursus éducatif, et dont certains ont déjà une pratique professionnelle en cours. Des artistes du monde entier se présentent chaque année lors des entretiens de sélection pour pouvoir accéder à ce programme. La raison en est que a.pass offre un environnement de recherche collectif, interdisciplinaire et expérimental, dont le cadre est pour partie proposé par des artistes curateurs.trices et pour partie autogéré. Cette particularité fait de a.pass un lieu unique en Europe (et peut-être dans le monde entier), qui questionne la façon dont nous produisons les arts scéniques et celle dont nous « faisons école », aujourd’hui.
Alors que a.pass est subventionné depuis 20 ans, le public ne sait probablement (presque) rien de cet espace de recherche. Ce serait cependant une erreur de ne pas en reconnaître l’importance pour la production des arts performatifs, notamment ceux présentés sur nos scènes.
Mais pourquoi?
Ce que le public sait déjà, c’est que ce que l’on voit sur scène est le résultat d’heures de travail passées hors scène. Pour chaque pièce que nous présentons, des dizaines et des dizaines de personnes travaillent souvent à temps plein pendant des mois pour que vous puissiez vous s’asseoir dans le noir et regarder une heure durant le résultat de ce labeur. Tous ces gens, vous savez peut-être qu’il.elle.s existent, mais vous ne les voyez pas.
Ce que le public sait peut-être aussi, c’est que bien souvent seulement une partie seulement de ce travail est payée. Plus l’artiste est jeune, plus cette partie est infime. Ceci non plus, vous ne le voyez pas.
Par contre, ce que le public ne sait probablement pas, c’est que l’impulsion première de tout ce travail, payé ou non, n’émerge pas de nulle part. La création ne se déploie pas dans le vide. Elle est non seulement le fruit de notre époque, qu’elle questionne et met en lumière mais elle s’inscrit, aussi, dans le champ plus large de l’art contemporain - et lui répond. Ce «champ des arts » est composé de milliers de gens différents avec des compétences différentes. Ce sont les dramaturges, les assistant.es, les curateur.trice.s, les journalistes, les pédagogues, les chercheur.euse.s… ceux.elles-là non plus vous ne les voyez pas.
Toutes ces personnes, cependant, forment ensemble un écosystème complexe fait d’échanges et d’interdépendances, de pensées collectives et de coopérations multiples toutes indispensables à l’émergence de la création. Et a.pass joue dans cet écosystème un rôle essentiel - en tant que lieu d’apprentissage expérimental.
Ce que le public doit aussi savoir, c’est que si cette communauté artistique est si forte, vivante et multiple en Flandres et à Bruxelles - et si la qualité de sa production artistique est tellement puissante - c’est parce que des investissements conséquents ont été réalisés ces dernières 25 années pour le développement des arts en Flandres. Ces apports financiers se sont portés entre autres, et de façon assez remarquable, vers des petites organisations autonomes, dont a.pass, afin que celles-ci fournissent au champ des arts le cadre propice à l’émergence de la création contemporaine.
Aujourd’hui, malgré leurs moyens souvent trop maigres et leur épuisement parfois structurel, ces petites institutions ont achevé un travail titanesque et leur impact sur le développement des arts performatifs est internationalement reconnu. Le temps, l’espace, l’attention et l’expertise qu’elles ont pu lui offrir ont garanti son renouvellement et sa pertinence année après année.
Cependant, alors que hier importantes, elles sont aujourd'hui jugées superflues.
Il est effrayant de réaliser la façon dont l’importance de certaines choses peut être rapidement réévaluée et comment ces changements s'opèrent en passant outre les processus démocratiques d’évaluation mis en place. Il est alarmant de constater le manque de vision à long terme de nos politiques et leur apparente méconnaissance des conséquences possibles de leurs décisions pour le moins arbitraires.
Ce que le public doit savoir c’est que, lorsque l’on parle d’art, et a fortiori d’art sur scène, le moins visible n’est pas superflu, il n’est pas sans valeur. C’est la condition sine qua non de ce que l’on voit. Car sur scène, c’est le moins visible qui rend le visible possible. Supprimer ce qui est moins visible, le non-connu, est un acte d’obscurantisme qui affaibli ce qui est visible.
Penser que l’on pourrait, du jour au lendemain, ne plus prendre soin de ce terrain constitué de multiples petites institutions et opérer des coupes budgétaires qui signifient la dissolution d’organisations comme a.pass, - ou HISK qui subit actuellement le même sort - est une erreur.
Demander à ce qui est plus petit de devenir toujours plus grand et d’apparaître aux yeux de tous pour justifier de sa valeur et pouvoir survivre, c’est faire montre d’une pauvre connaissance du fonctionnement des arts et de celui de toutes les grandes institutions. Le grand n’existe pas, jamais, sans le petit.
Vous ne voyez pas a.pass sur scène, mais c’est, entre autres, grâce à a.pass que vous voyez “quelque chose” sur nos scènes, et que ce “quelque chose” est, encore et encore, pertinent, unique et intéressant à regarder.
Supprimer les petites institutions autonomes comme a.pass, ou leur demander de se dissoudre dans des organisations plus grandes, c’est se couper volontairement de ce qui fait la base et la richesse de notre écosystème, de notre communauté et de sa production sur scène. C’est ne pas reconnaître la valeur d’investissements réalisés jusqu’à ce jour et dont les résultats dans le champ des arts performatifs sont pourtant innombrables et internationalement reconnus. C’est appauvrir structurellement et durablement la qualité du programme que nous proposons à notre public.
Pour toutes ces raisons, nous demandons au Ministre Ben Weyts de revoir sa décision.