Qui a tué mon père
Un monologue est le défi ultime pour un·e acteur·ice’
Extraits d'un entretient avec Ivo Van Hove, par Sandra Kooke (Trouw, 1 juin 2020). Traduit par Annick Mkele.
L'Internationaal Theater Amsterdam (ITA) propose à nouveau le monologue Qui a tué mon père, basé sur le livre d'Édouard Louis, sur les travailleur·euses français·es qui se sentent oublié·es par la politique. Le réalisateur Ivo van Hove se reconnaît dans cette histoire.
Le choix de Van Hove pour ce livre est lié à la parenté qu'il ressent avec l'écrivain. Les deux hommes ont entre-temps noué une amitié. Ils la doivent un peu à Trouw, explique Van Hove au téléphone. "J'ai lu une critique de son premier livre En finir avec Eddy Bellegueule dans le supplément du samedi. Je suis tombé sous le charme et j'ai lu le livre immédiatement."
Dans ce livre, le Français croque la famille ouvrière pauvre de la campagne du nord de la France, dont il est originaire. Un milieu où règnent la violence, l'alcoolisme, le racisme et l'homophobie : l'homosexuel sophistiqué qu'est Eddy n'y a manifestement pas sa place. Eddy Bellegueule va à l'université, se donne le nom d'Édouard Louis et échappe ainsi à un avenir sans espoir à la campagne.
Il y a deux ans, Édouard Louis a écrit Qui a tué mon père. Il retourne au domicile parental et constate que son père est devenu une épave physique et mentale à cause d'un accident d'usine survenu à l'âge de cinquante ans. Il dénonce avec force les politicien·nes de gauche et de droite qui tournent le dos à la partie défavorisée de la société. En fait, il affirme qu'ils ont assassiné son père.
Van Hove se reconnaît dans le récit autobiographique du jeune écrivain. "Je viens moi-même d'un village minier flamand. Mon père était pharmacien, nous étions une famille de classe moyenne, mais j'ai été en contact avec l'environnement qu'Édouard décrit. À Kwaadmechelen, de nombreuses personnes sont mortes de maladies pulmonaires liées à l’inhalation de poussière, à cause de leur travail dans les charbonnages. Ils étaient sous assistance respiratoire dès leur plus jeune âge. En tant que fils du pharmacien, j’allais leur apporter des bouteilles d'oxygène. Quand j'avais 15 ou 16 ans, je ne pouvais parfois pas dormir. Mes propres expériences à Kwaadmechelen étaient moins extrêmes que celles d'Édouard, mais je ne pouvais moi non plus rester dans ce village, j'y étais malheureux et ne m’y sentais pas chez moi. Moi aussi, j'ai mûri dans un autre endroit."
Un réalisateur à succès d'une soixantaine d'années, un jeune écrivain prometteur d'une vingtaine d'années : comment est née cette amitié entre vous ?
"Nous jouons souvent à Paris avec ITA. Je l'ai rencontré une fois après un spectacle. Il s'est avéré être un grand amateur de théâtre, un autre lien entre nous. Après cela, nous nous sommes souvent vus à Paris et à New York.
"J'ai lu Qui a tué mon père dès sa parution. Quand je l'ai terminé, je l'ai immédiatement appelé : "Je veux monter cela sur scène". Il a accepté. Avec sa permission, j'ai fait une adaptation en ajoutant des morceaux de En finir avec Eddy Bellegueule, afin que le portrait du père soit le plus complet possible."
Le livre de Louis est plein de colère, envers ses parents et envers le gouvernement. Il traite les politiciens d'assassins. Vous sentez un lien avec lui là aussi ?
"Un tel point de vue peut devenir pamphlétaire, mais avec lui, il ne s'agit pas seulement de crier. Son accusation de la politique, de gauche à droite, est que les have-nots ont été oublié·es. Les have-nots qui se font entendre dans le monde entier. Édouard est de leur côté. Je constate aussi que l'austérité touche toujours les plus faibles. C'est seulement cinq euros de moins, disent les politicien·nes. Pour certain·es, cela peut faire la différence entre la vie et la mort. C'est pour ces personnes qu'Édouard se lève, il leur donne une voix. Il s'agit d'un message de colère, mais aussi d'amour.
Que se passe-t-il quand un sexagénaire retravaille un livre aussi jeune et plein de Sturm und Drang ?
"Nous allons jouer la pièce avec le même Sturm und Drang. Cela n'a rien à voir avec l'âge. Hans Kesting et moi nous sentons tous deux très à l'aise avec ce matériau, car nous venons tous deux d'une époque où l'homosexualité était encore très difficile. Mes parents à Kwaadmechelen ont été pris de panique lorsqu'ils ont appris que j'étais gay, car je devais leur donner des petits-enfants. À Anvers, un journaliste célèbre m'a dit que ça passerait, que c'était juste un truc d'adolescent. J'étais furieux.
Pourquoi le choix d'un monologue ?
"Depuis que j'ai fait un monologue avec Halina Reijn, je sais combien il est agréable de créer quelque chose à petite échelle. En tant que pharmacien, mon père fabriquait lui-même ses médicaments, sirops et pilules. Il a utilisé une balance avec des milligrammes. Je l'ai vu peser avec ses grandes mains. Produire un monologue, c'est exactement comme ça. Nous travaillons avec une petite équipe. Mais je ne peux le faire qu'avec un·e acteur·ice avec lequel j'ai une très bonne relation et qui ose expérimenter jusqu'au dernier millimètre. Parce qu'un monologue est le défi ultime pour un·e acteur·ice."