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Politique du sensible, imagination & art d’élite

Thibault Scohier réfléchit sur Wowmen!20

Article
26.03.20

La première semaine de mars – qui précède la Journée internationale des femmes – s’est tenue la quatrième édition de WoWmen! à Bruxelles. Ce programme alliant performances, conférences, débats, films et ateliers porte un regard critique sur l’état du genre, de l’art et de la société. Passa Porta et le Kaaitheater ont invité deux jeunes auteurs belges, la néerlandophone Aya Sabi et le francophone Thibault Scohier, à assister à WoWmen! et à réagir à cette expérience en écrivant un nouveau texte. Découvrez ci-dessous la contribution d’Thibault Scohier.

Je ne suis pas femme, je ne suis pas racisée*, je ne suis pas migrante, je ne fais pas partie des catégories discriminées dans notre époque… Je ne prétendrai jamais parler au nom de quiconque. Je parle d’une génération, celle qui est née à la toute fin du dernier siècle, celle qui a connu la révolution numérique, celle qui a été bercée par « la fin de l’histoire » et « la mort des idéologies ». Une génération qui est censée tout réinventer alors qu’elle doit surtout tout réapprendre… et notamment que ses aînées avaient déjà toutes les cartes en main. Nous avons hérité de la déconstruction, de la critique, de l’autogestion, des pensées écologistes ; nous avons hérité d’une somme de savoirs si grande et si lourde qu’elle pèse sur nos épaules ; mais pas autant que les renoncements et les aveuglements des générations qui nous ont précédés.

La restauration néo-libérale est un fait que peu de femmes mettent en doute ; les crises sociales qui se succèdent, comme celle des gilets jaunes, rendent le sujet difficile à éviter. En revanche, nombreuses sont celles qui estiment que la question des droits et de la lutte contre les discriminations va toujours dans le bon sens. La « diversité » ne s’affiche-t-elle pas de plus en plus ? Les entreprises elles-mêmes ne sont-elles pas obligées de communiquer sans arrêt sur la vertu du vivre-ensemble et des chances égales ? Les pensées de l’émancipation ne sont-elles pas nourries, chaque année, par de nouveaux écrits et de nouveaux travaux approfondissant toujours un peu plus l’expérience de la domination et des discriminations ?

Pourtant, la Pologne se couvre de « zones sans idéologie LGBT » et en Hongrie, des auteurs pro-nazis et antisémites sont réhabilités dans les programmes scolaires… Partout, l’extrême-droite monte au gouvernement et les thèmes identitaires deviennent prépondérants, même au sein des formations politiques classiques. L’époque dissocie. Aux États-Unis, Harvey Weinstein est condamné à plus de vingt ans de prison alors qu’en France Roman Polanski est récompensé pendant la cérémonie des Césars. Les débats qui ont suivi cette apologie d’un coupable qui se pare des habits de Dreyfus (qui lui, a toujours été innocent), ont secoué le monde francophone pendant plusieurs semaines. Nos sociétés n’ont peut-être jamais semblé aussi clivées, entre un conservatisme qui s’assume de plus en plus et une intersectionnalité réclamant les fruits du progrès qu’on lui promet depuis quarante ans.

La Belgique francophone n’est pas épargnée par ce climat. Il faut constater que le silence complaisant ou forcé y règne encore, malgré la prise de paroles de quelques courageuses. Où sont, chez nous, les agresseurs célèbres ? Les hommes ayant profité de leur puissance pour détruire la vie des autres ? À leurs postes. Le « #MeToo » belge francophone est encore à faire et on devrait s’interroger sur les raisons de cette inertie. Toutes celles qui ont vécu dans les mondes universitaires et culturels peuvent citer au moins deux ou trois secrets de polichinelle, sur tel professeur manipulateur ou tel acteur à la main baladeuse… Le plus injuste étant sans doute que ce même professeur ou ce même acteur peut prendre la parole, publiquement, pour défendre la cause des femmes ou, au contraire, jurer ses grands dieux que le totalitarisme féministe nous détruira toutes.

Politique du sensible

Édouard Louis et Virginie Despentes ont chacune, à leur manière, mis le doigt sur le point de friction central des tensions actuelles : l’expression publique de la souffrance. Ce que les dominants refusent aux dominées, c’est le droit de combattre sur leur propre terrain, celui de la philosophie, de la science et de la rhétorique, celui de l’agora. Que leurs professions de foi soient battues en brèche les ulcèrent ! « Bien sûr nous sommes féministes mais ces féministes-là, ces extrémistes, veulent détruire les bases de la vie commune ! ». Ces « bases de la vie commune » sont, au fond, le vrai problème. Les dominants acceptaient une égalité de façade, des droits théoriques, le minimum syndical… Mais certainement pas une redistribution réelle du pouvoir de faire la réalité ; de donner du sens au monde en le décrivant, l’analysant et le reproduisant.

L’énergie de « MeToo » et de tous les mouvements actuels, dans toutes leurs diversités, est de renverser le storytelling. Non, nos sociétés ne sont pas à la pointe, elles sont en retard ; non, faire un pas en avant ne suffit pas, il faut sauter au-dessus de la falaise ; non, la patience n’est pas de mise face à la souffrance, réelle, constante, partagée par les femmes, les racisées, les précaires, les migrantes, les homosexuelles et toutes celles qu’on renvoie à l’extérieur d’une normativité valorisante. Le commun, pour les dominants, est le plus petit dénominateur commun. C’est donc une figure bourgeoise de réussite méritée ; d’ailleurs, regardez, nous avons de plus en plus de femmes premières ministres ! N’est-ce pas le symbole parfait de la supériorité de nos valeurs morales ? Qu’une femme puisse, comme un homme, diriger l’État ? L’État lui-même est une donnée indépassable, on peut réformer le système, rendre la représentation plus féministe comme le proposent Karen Celis et Sarah Childs passe encore… mais une révolution ? Autant parler de despotisme et de négation de la liberté…

Les dominants sont terrorisés à l’idée que l’égalité demande une refonte des institutions et une redistribution des capitaux (économiques, culturels et symboliques). Ils veulent à tout prix faire entrer l’égalité dans un moule en forme d’€ et s’étonnent qu’on s’étonne des limites du procédé ! À l’inverse, les groupes et les individues concernées proposent une politique du sensible, une politique refondant le réel en tirant les leçons de l’expérience sensible des dominations. Les affects, dévalorisés par la pensée pseudo-rationaliste des dominants, regagnent une centralité qu’ils n’auraient jamais dû perdre. En quoi la souffrance serait-elle moins bonne conseillère que la suffisance ? En quoi la transformation de notre réalité sociale serait-elle plus dangereuse qu’un statu quo qui nous ramène aux solutions de la peste brune et noire ? Il suffit de voir l’effet de la projection du film de Rebecca Simons pour comprendre toute l’importance du partage.

La coalition des souffrances et des expériences est sans aucun doute l’une des clefs du futur – et elle est explorée par de nombreuses voix philosophiques comme celle de Rosi Braidotti, dans la lignée de Deleuze et Guattari. Il s’agit d’une piste pour celles qui cherchent le point d’intersection sur lequel enclencher une nouvelle dynamique, offensive et maximaliste. Si le mouvement ouvrier et les socialismes originels n’ont pas été exempts d’angles morts, il est une chose qu’on doit leur envier : avoir trouvé un moyen d’unir des millions d’individues autour d’une souffrance et d’une émancipation commune. C’est ce sentiment qu’il nous faut retrouver et reconstruire en prenant en compte tout ce que les pensées critiques et déconstructivistes ont pu nous apprendre sur les erreurs des anciens mouvements révolutionnaires.

Imagination et art d’élite

L’art doit, bien sûr, prendre sa part. Les artistes l’ont d’ailleurs bien compris et peu d’époques ont été aussi riches que la nôtre en création, en écritures, en jeux, en musiques… WoWmen! a pu en présenter un certain nombre. Malgré la précarité grandissante et les baronnies culturelles reposant sur la subsidiation étatique, il se trouve des milliers de femmes pour insuffler à l’imaginaire commun de nouvelles idées et de nouvelles formes. Cette richesse a toutefois un effet pervers. En poussant les artistes à l’originalité, les institutions culturelles détachent les artistes des néophytes ; elle promeuvent des codes artistiques toujours plus abstraits et difficiles, creusant un gouffre entre arts d’élite et arts populaires. Néanmoins, ces deux catégories très lâches sont confrontées au même défi : celui de la privatisation capitaliste et celui de l’industrie.

Ainsi, entre le cinéma hollywoodien le plus conformiste et l’œuvre d’art la plus avant-gardiste, on peut constater un double rapprochement : d’abord leur caractère inoffensif et ensuite leur capacité à remplir le portefeuille des classes les plus fortunées. Elles établissent aussi des normes créatives particulièrement codifiées même si elles l’expriment de manière différente. Le blockbuster utilise toujours la même recette nostalgique et addictive ; l’installation koonsienne prétend s’abstraire de la sémantique et des codes mais finit par établir une nouvelle identité lisse et multi-adaptable. Toutes les deux veulent faire croire qu’elles sont source première de l’imagination collective contemporaine alors qu’elles sont, en fait, des symptômes d’une grande sécheresse. Même quand ces propositions artistiques se parent d’excellentes intentions, comme la vie-performance des artistes Kim Snauwaert et Anyuta Wiazemsky, elles se rendent largement intransmissibles et même étonnement indécentes (on rit de ces femmes qui font tourner l’Office des étrangers en bourrique… et puis on se rappelle qu’au même moment, on tire à balles réelles sur des migrants en Grèce). Mais après tout, comment leur en vouloir ? Les festivals, les musées et les écoles d’art en redemandent !

L’imagination est un pré-requis de l’action. Imaginer l’état d’esprit de l’autre, c’est ce qui fait l’empathie. Imaginer une société meilleure, féministe, intersectionnelle et anticapitaliste, c’est ce qui fait le désir du changement. Explorer de nouvelles imaginations est donc effectivement l’un des actes de résistance fondamental de notre époque où le pouvoir algorithmique des industries culturelles pousse au conformisme et l’inaction. Mais cette course à l’imaginaire doit prendre en compte les limites de l’avant-gardisme, de l’art d’élite, et toujours garder en tête qu’un art populaire n’est pas un sous-art ; que des codes partageables ne sont pas de mauvais codes et que le problème de la transmission est aussi le problème de l’artiste… Les plus belles expériences artistiques sont parfois à chercher dans les niches, par exemple dans la science-fiction littéraire. Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin ne nous donne-t-il pas à voir toutes les promesses et les écueils d’une société utopique ? La Servante écarlate de Margaret Atwood ne donne-t-elle pas des armes pour comprendre la domination patriarcale ? Les Liens de sang d’Octavia E. Butler ne permettent-ils pas de faire comprendre à la lectrice tout le problème de la mémoire coloniale en jouant avec le temps ? Trois autrices, trois exemples de pratiques artistiques populaires et néanmoins sensée ; et nécessaire.

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Thibault Scohier, mars 2020

 

* Dans cet article le féminin fera office d’indéfini.

 

Thibault Scohier (Namur, 1992) est diplômé en sciences politiques et s'est particulièrement concentré sur la philosophie politique. Il est aujourd'hui critique culturel et rédacteur dans plusieurs revues bruxelloises, comme Karoo, Politique ou le Journal de Culture et Démocratie.