PARADISE NOW (alors et maintenant) : A propos du théâtre révolutionnaire
Michiel Vandevelde en conversation avec Richard Schechner (modéré par Kristof van Baarle)
En octobre 2017, le père fondateur des études sur les arts du spectacle vivant, Richard Schechner, et le chorégraphe, danseur et commissaire d’expositions Michiel Vandevelde étaient invités à participer à une conversation, modérée par Kristof van Baarle, qui se déroulait lors de la semaine anniversaire du Kaaitheater et faisait partie d’une série d’entretiens réunis sous le titre de « Radio Étoile ». Dans une petite serre au milieu du Kaaicafé, artistes, penseurs, conférenciers et journalistes ont réfléchi, lors de sept sessions d’une heure, sur l’art, les centres d’art et le monde.
La conversation entre Schechner et Vandevelde portait le titre On Revolutionary Theatre et s’articulait autour du spectacle Paradise Now (1968) du collectif de théâtre états-unien The Living Theatre – fondé en 1947 et toujours existant à ce jour. Richard Schechner a créé le département d’études des arts du spectacle vivant et de la performance à la NYU Tisch School for the Arts et a profondément influencé la manière dont nous étudions et envisageons aujourd’hui le spectacle vivant. Ce qui à son tour a fortement marqué sa propre recherche sur les rituels. Dès les années 60, il était étroitement lié au collectif The Living Theatre.
Au moment de la conversation, Michiel Vandevelde venait d’entamer le processus de création de sa nouvelle pièce de théâtre Paradise Now (1968-2018), enracinée dans le spectacle du Living Theatre de 1968. La pratique de Vandevelde, artiste en résidence au Kaaitheater, est très variée : danse, chorégraphie, écriture, activités discursives, participation à l’équipe artistique du festival bruxellois Bâtard et du centre d’art anversois Extra City. Jusqu’au mois de mars de cette année, il a également fait partie de l’équipe éditoriale de la revue néerlandophone sur les arts de la scène Etcetera.
Kristof van Baarle : Richard, qu’était au juste The Living Theatre ? Et pouvez-vous partager avec nous ce qu’a été l’expérience d’assister au spectacle Paradise Now à l’époque ?
Richard Schechner : The Living Theatre a vu le jour juste après la Seconde Guerre mondiale, en tant que compagnie de théâtre classique. Un collectif dirigé par Judith Malina et Julian Beck. Tous deux s’intéressaient à la poésie et aux écrits d’auteurs comme Antonin Artaud et William Carlos Williams. Ils ont réalisé leur première grande percée avec The Connection de Jack Gelber en 1959 et avec The Brig de Kenneth H. Brown : des pièces à la teneur sociale, mises en scène de façon hyperréaliste. En 1964, pendant une représentation, des agents du fisc ont fait incursion dans la salle et ont arrêté les membres du Living Theatre pour défaut de paiement d’impôts. Le public dans la salle – dont je faisais partie – avait le choix : quitter les lieux ou rester et être arrêté. Après cet incident, The Living Theatre a quitté les États-Unis pour l’Europe, hormis certains membres, comme Joseph Chaikin qui a fondé The Open Theatre. En Europe, le collectif s’est politisé et a explicitement embrassé l’anarchisme. Ils ne voulaient pas instituer de nouveau gouvernement, leur révolution consistait à ne pas instituer de gouvernement./Ils s’opposaient à toute forme de gouvernement. Au cœur de leur pensée, il y avait le drapeau noir de l’anarchie et ce qu’ils appelaient « la merveilleuse révolution anarchiste ». C’est en Europe qu’ils ont créé Paradise Now, dans lequel ils ont rompu avec le réalisme et la notion de narration. Les performeurs incarnaient leur propre personnage et racontaient leur parcours de l’esclavage à la libération, de l’ignorance à la connaissance et des ténèbres aux lumières, au sens spirituel du terme. En même temps, ils savaient qu’ils ne pourraient jamais réaliser ce paradis, donc il y avait aussi de la rage et de la frustration de ne pas pouvoir être réellement libres et éclairés. Ce qui m’a le plus frappé à l’époque dans le spectacle tel que je m’en souviens, c’est cette rage et cette intensité mêlées à de l’espoir toujours renvoyé à plus tard.
Ils invitaient le public à les rejoindre, et le public acceptait souvent. Le spectacle a eu lieu en 1968, une période de grands soulèvements et de bouleversements partout dans le monde. Il y a eu les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy quelques années après celui de son frère John. Il y a eu le mouvement de la Convention démocratique nationale, les émeutes à Chicago, les manifestations d’étudiants à Mexico et à Paris… Ces mouvements, portés par la jeunesse, étaient extrêmement optimistes, mais aussi très polarisants. Le mouvement contre le gouvernement était énergique et actif et The Living Theatre l’a soutenu et rejoint. Il en est devenu l’un des chefs de file, entraînant le public dans la rue à la fin de ses spectacles.
Michiel, pour votre reconstitution de Paradise Now, vous allez travailler avec de très jeunes personnes. Quel est l’enjeu de votre vision de ce spectacle ?
MV : J’ai découvert Paradise Now en 2012, par le biais d’une vidéo documentaire, et j’ai été très frappé par cette forme de performativité et cet engagement politique si direct qu’on voit rarement sur scène ces temps-ci. À ce moment-là, j’étais moi-même impliqué dans le mouvement des Indignés ici à Bruxelles et dans le mouvement Occupy à Londres. Quand une compagnie de théâtre m’a demandé de réaliser quelque chose avec des jeunes, j’ai décidé de travailler sur cette pièce. Je voulais savoir ce qui s’est produit en ces cinquante ans entre 1968 et 2018. À l’époque, il y avait de l’espoir, par exemple. On pouvait encore imaginer l’avenir, alors qu’aujourd’hui imaginer le futur est devenu quasi impossible. Je m’intéresse à la manière dont The Living Theatre a travaillé avec les énergies, les chakras et la spiritualité. Comment intégrer ces éléments dans la création d’une nouvelle sorte de spectacle et que serait un paradis au XXIe siècle ? Je crois que c’est radicalement différent aujourd’hui et que ça ne peut plus être ce que ce fut à l’époque.
RS : Je crois qu’une autre différence cruciale est l’avènement de l’internet et du numérique. Au lieu de descendre dans les rues, nous vivons dans des sociétés toujours plus mondialisées où les gens s’installent devant leurs machines pour établir des contacts. Ils vivent sur ces machines. Aujourd’hui, nous pensons à un commun numérique et nous avons transformé et réduit l’expérience multisensorielle qui peut nous envelopper à une expérience principalement visuelle. Les révolutions classiques se déroulaient sous l’égide des sens proximaux : le toucher, le goût, l’odorat. Certes, la vue et l’ouïe étaient très importantes, mais plus limitées dans la mesure où les actions ne pouvaient avoir lieu à distance. Les actions numériques – et nous ignorons encore si une révolution est possible sous ces auspices – se déroulent de manière structurelle à une certaine distance critique. Nos jeunes sont beaucoup plus cyniques dans un bon sens, ironiques, pas « sincères ». The Living Theatre appréciait la sincérité. Contrairement à la vérité – qui est vérifiable par une série de standards scientifiques ou religieux – la sincérité est personnelle. Et c’est ce qui leur importait, la notion de conviction personnelle au lieu de croyance publique ; la sincérité et l’« authenticité » – provenant du for intérieur – comptaient plus que l’idéologie politique – imposée de l’extérieur.
MV : Si je peux me permettre de légèrement vous contredire : pour beaucoup de gens, les machines dont vous parlez sont un facteur de proximité. Et elles ont incité les gens à descendre dans la rue, comme lors des printemps arabes, mais en Europe aussi, les gens continuent à se rassembler. Pensez à Nuit Debout l’année passée. Là où je suis d’accord, c’est que cette technologie exerce une influence énorme, principalement visuelle, une suprématie de l’image, et elle s’adresse à ce qui précède le langage, à l’affect. Nous sommes « affectés » par ce que nous voyons à l’écran. Mais dès que nous commençons à le formuler à travers le langage, tout le mouvement se fissure, s’atomise. Avec pour conséquence une individualisation de l’action politique.
The Living Theatre était une forme de communauté très physique : ils vivaient ensemble, partageaient des valeurs communes et les traduisaient de manière artistique sur scène. Que représente la collectivité de nos jours et quelle place occupe-t-elle dans le spectacle vivant aujourd’hui ?
MV : Aujourd’hui, à Bruxelles, les communautés ne se rassemblent plus autour d’une idéologie comme dans les années 60, mais il y a toujours de l’action politique, le plus souvent pour des problèmes très concrets. Il n’est donc plus question de « l’ensemble », du global, mais de points spécifiques. Ce que j’observe beaucoup dans l’activisme actuel, c’est qu’il mise sur le juridique. On examine ce que disent précisément les règles et on évalue jusqu’où on peut les étendre. Prenez la Charte pour les artistes de la scène : elle se focalise sur une question très spécifique, à savoir le fait que les artistes sont souvent sous-payés à l’égard du travail effectué dans les institutions existantes. Mais la charte ne fait que réaffirmer ce qui a été légalement mis en place, rien d’autre.
RS : Au lieu de la révolution de classe des années 60, nous parlons désormais de redistribution des richesses, de la manière dont les entreprises transnationales plutôt que les individus absorbent la main-d’œuvre et la redistribuent à un petit nombre. Et qu’en est-il de l’automatisation ? Le travail est de plus en plus remplacé par des systèmes automatisés. Aujourd’hui, l’argent épargné de la sorte va vers les entreprises géantes, propriétaires des robots. Mais on pourrait aussi dire que l’argent ainsi épargné devrait être redistribué aux anciens travailleurs comme revenu annuel garanti. Cette logique distingue le travail – ce qu’on accomplit pour un salaire – de l’activité – par exemple, une activité artistique. Mais nous ne voulons pas que les gens qui bénéficient d’un revenu garanti passent leurs journées assis devant leur télé. Reste à savoir si effectuer une activité réelle – artistique ou sociale, distincte du travail classique – serait un « paradis » ?
Michiel, comment allez-vous utiliser le matériau de Paradise Now pour construire votre nouvelle production ? Comment allez-vous y intégrer ce qui est en jeu dans le monde d’aujourd’hui ?
Je ne répète que depuis deux semaines, mais ce que je trouve intéressant dans le spectacle original est le mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Le public était clairement installé dans la configuration traditionnelle, mais était constamment entraîné dans le spectacle, incité à en faire partie. Je désire maintenir ce mouvement. J’aimerais aussi explorer avec ces jeunes ce que signifient les pratiques spirituelles au XXIe siècle, et en inventer de nouvelles. Faire appel à notre imagination et peut-être inventer une façon utopique de vivre ensemble – qui sait ? Et troisièmement, je crois que je voudrais réfléchir à l’intimité entre ces jeunes corps. On vit une époque étrange, avec d’une part un conservatisme extrême dans l’approche de nos corps dans l’espace public. Et d’autre part, une « pornographisation » des campagnes publicitaires. On a déjà travaillé sur ce conservatisme, la manière dont nous interagissons et dont nous gérons nos corps respectifs en brisant les frontières entre eux. En ce sens, cela rejoint ce que faisait aussi The Living Theatre : devenir réellement partie intégrante les uns des autres. Bien sûr que toutes ces entreprises tentées par The Living Theatre se sont révélées des échecs, mais je crois que c’est précisément ce qui rend ce collectif tellement intéressant.