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« Occuper l’espace pour y raconter des récits qui me sont chers »

Entretien
08.06.23

Une rencontre avec Soa Ratsifandrihana, par Maria Dogahe et Eva Decaesstecker (Kaaitheater, 2023)

 

Elle danse depuis qu’elle a su se tenir debout, la musique est son refuge, elle rêve un jour de travailler avec Jordan Peele, Björk ou Rébecca Chaillon. Depuis 2021, la danseuse et chorégraphe Soa Ratsifandrihana crée son propre travail. En tant que femme de la seconde génération d’immigration malgache en France, aujourd’hui installée à Bruxelles, elle occupe l’espace des arts de la scène pour y raconter des récits et convoquer des références qui lui sont chères, et qu’elle souhaiterait partager à un plus large public que celui des habitué·es du théâtre.

Tu as commencé à travailler en tant que danseuse professionnelle à 19 ans et tu as collaboré entre autres avec James Thierrée, Salia Sanou et Anne Teresa de Keersmaeker. Quand s’est produite la transition de danseuse à chorégraphe ?

C'est une question que je me pose encore aujourd'hui. (rires). Je pense que je me suis mise à chorégraphier lorsque j’ai ressenti la nécessité d’amener mes propres références sur scène. La chorégraphie n’était pas un désir au départ. Ce que je voulais, c’était danser. Mais si je voulais danser comme je le souhaitais, il fallait chorégraphier. Je pense donc que ça a commencé comme ça. 

Outre la danse et la chorégraphie, tu écris aussi. Quel est ton parcours d'écrivaine ?

Les rêves d’être autrice, c’est certainement mon côté français (rires). Écrivaine, c’est beaucoup dire. J’écris oui, mais j’écris pour moi. Il se peut que je me mette un jour à partager des textes en tout genre et cela m’est déjà arrivé de le faire.

Mais pour le moment, c’est principalement une pratique sans but précis qui m’aide à me situer, à me comprendre, à consigner les choses que j’observe et que je ne veux pas oublier. L’écriture accueille ma complexité et travaille ma sensibilité et mes sens. 

C'est donc une recherche préliminaire ?

Je pense que l’écriture peut surgir à tout moment. C'est assez instinctif, je n’ai pas de méthode précise puisque je me cherche, mais il est évident que c'est un espace hyper important pour moi. Il me permet également d’être claire avec ce que je veux, ce que j’aime, ce que je ne veux pas, ce que je n’aime pas.

Y a-t-il des phases de post-écriture ?

Oui, ça m'est arrivé avec mon premier spectacle g r oo v e. Après un an de tournée, j’avais besoin de faire le point sur le spectacle et notamment sur la façon dont il est perçu par les publics. Dans cette pièce, je ne fais pas usage de la parole. Dans son langage abstrait, le corps encourage des interprétations qui s’éloignent parfois des intentions premières. Étant racisée, des comparaisons et mises en compétition avec d’autres femmes racisées ont pu être faites. J’ai eu besoin d’écrire à ce sujet. Les spectateur·ices conditionnent aussi le mode de lecture d’un spectacle. En être conscient·e permet de déjouer des interprétations ou commentaires non désirés. Tout cela a pu m’amener à interpréter différemment la pièce.

J’ai ainsi découvert avec étonnement un article stipulant que je plaçais des danses savantes et des danses populaires sur le même plan. Tant mieux car cette distinction entre savant et populaire m’avait toujours agacée. Mon corps, lui ne fait pas la différence entre un mouvement dit savant ou un madison populaire. C’est plutôt la charge symbolique que nous projetons sur certains mouvements qui créent cette distinction. 

Pour l’instant, tu travailles sur Fampitaha, fampita, fampitàna, ton nouveau spectacle qui sera à l’affiche du Kaaitheater la saison prochaine. Pourrais-tu nous en dire quelques mots ?

Avec Fampitaha, fampita, fampitàna, j’avais envie de raconter une histoire que j’aurais aimé entendre petite. Je suis née de parents malgaches et j’ai grandi en France. Des fragments de leur culture m’ont été transmis, comme l’amour pour les mets malgaches ainsi que des valeurs. Mais d’autres fragments forgeant l’identité malgache comme la langue notamment, ne sont pas arrivés jusqu’à moi. En France, il était question d’assimilation. Je sais que j’ai ça en commun avec de nombreux enfants de la diaspora, de la deuxième ou troisième génération d’immigration. C’est bien connu, Malgache en France, Française à Madagascar… On se crée alors un autre espace, une troisième langue. Et Fampitaha, fampita, fampitàna, c’est ce troisième espace que je vais imaginer avec des collaborateur·ices d’exception : Stanley Ollivier et Audrey Mérilus, danseur·euses et créateur·ices aux questionnements similaires mais aux réponses sans doute différentes.

Pour comprendre le choix du titre, il faut savoir que j’apprends le malgache. En me passionnant pour le 19ème siècle et une reine portant le nom de Ranavalona Ière, j’ai appris l’existence d’un concours de danse de cette époque intitulée le « fampitaha », qui signifie la « comparaison ». En allant à Madagascar, selon la façon dont on prononçait le mot, la signification changeait du tout au tout. Selon où l’on place l’accent tonique, nous décelons difficilement la différence entre les mots fampitaha (la comparaison), le fampita (la transmission) et le fampitàna (la rivalité) si nous n’avons pas l’oreille. Nuances ! Et l’enchaînement des trois mots crée une musique en elle-même.

Le projet n’est pas simplement une performance. Il inclura également une création radiophonique et un spectacle. Pourrais-tu nous expliquer pourquoi tu as choisi ces formes différentes ?

Le projet se décline en effet en deux objets : une création radiophonique et un spectacle. Ils arrivent à deux étapes différentes d’une recherche plus longue. Désireuse de partager le récit avec un public plus large que le public de niche des théâtres, la création radiophonique, qui se partage plus facilement, m’a séduite.

La création radiophonique réalisée à Madagascar en mai 2023 avec Chloé Despax, créatrice sonore et Prisca Ratovonasy, podcasteuse, portera le nom Tsy izaho no mandainga fa ny olobe tany aloha - Ce n’est pas moi qui mens, ce sont les Anciens. Nous sommes parties à la rencontre de l’historienne Helihanta Rajaonarison, la chorégraphe Julie Iarisoa, le conteur Arikaomisa Randria et la slammeuse Makwa Joma. La pièce sonore réunira des voix, des paysages sonores et une création musicale de Joël Rabesolo.

Dans le spectacle Fampitaha, fampita, fampitàna, il sera question de transformer cette matière dans un langage physique, poétique et expressif.

Est-ce une coïncidence que tes trois projets – g r oo v e, Tsy izaho no mandainga fa ny olobe tany aloha et Fampitaha, fampita, fampitànaopèrent ce mouvement vers les origines?

Pour savoir où je vais, il faut que je sache d’où je viens. On m’avait toujours dit qu’« un arbre sans racines ne pousse pas ». Je questionne parfois ma façon de creuser l’intime, mais je suis comme ça, et sur le plan personnel et artistique, j’ai besoin de m’accrocher à des réalités qui me définissent malgré leurs complexités. De fait, le retour aux origines est aujourd’hui évident.

Aujourd'hui, nous remarquons un désir chez de nombreux·euses artistes de retourner au récit. La danse contemporaine est connue pour son abstraction. Comment envisages-tu le travail entre le récit et l'abstraction?

Le retour du récit, oui. Je me méfie actuellement de ce qu’on appelle les formes abstraites. Lors d’une première sortie de résidence pour ce projet, j’ai fait des tests pour voir comment pouvaient dialoguer la matière radiophonique et la danse. J’accompagnais des paysages sonores ou des témoignages en dansant. Parfois, je traduisais littéralement ce qu’on entendait en mouvement. J’ai pu constater que cela dérangeait. Les spectateur·ices habitué.es du lieu, préféraient des mouvements plus abstraits. C'est quelque chose que je ne comprends pas toujours et pourtant, l’abstraction a été plus que présente dans mon parcours d’interprète. Je pense qu'on est nombreux.ses à se poser la question : jusqu’à quel point explore-t-on l’incompréhensible pour se distinguer ?

Est-ce pour cela que tu as choisi de mettre en dialogue la création radiophonique avec la danse dans Fampitaha, fampita, fampitàna ?

Il y a un véritable enjeu de langue et de langage dans cette création. Avant l’arrivée de l’écriture, sorabe (alphabet arabe) puis latine, Madagascar était une société de tradition orale. L’oralité peut être magnifiée dans une création sonore, non seulement en tant que contenu porteur de sens, mais aussi comme un langage sensible dans sa musicalité, son chant, sa rythmicité. Et la danse peut capturer cela et rentrer en dialogue avec. Nous verrons bien !