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« Ne plus constamment agir, simplement être »

Une conversation avec Ivana Müller

Entretien
16.10.18

Une conversation avec Ivana Müller, par Guy Gypens & Eva Decaesstecker (Kaaitheater)

 

La scène est vide, à l’exception d’une plante d’intérieur. Alors que le temps avance au ralenti, la scène évolue en paysage imaginaire rempli de plantes, de rochers et d’eau. Quatre voyageurs s’aventurent toujours plus profondément dans la forêt et s’égarent. Dans Conversation out of place, la chorégraphe Ivana Müller poursuit la recherche qui la captive sur des manières différentes d’aborder le temps et l’imaginaire. « La tentative de collectivement ralentir le temps est la part la plus politique du spectacle. »

Pouvez-vous nous exposer les différentes idées qui sous-tendent et donnent corps à Conversations out of place ?

En tant que chorégraphe, j’ai exploré différentes relations entre l’idée du corps, du commun et du lieu de l’imaginaire. Ces six dernières années, j’ai travaillé à l’écriture de dialogues, de conversations, ce qui fait que cette forme m’est d’emblée venue à l’esprit. Ce que je trouve intéressant dans une conversation, c’est qu’il n’y a pas d’objectif final, pas de programme à suivre : il s’agit d’une série d’échanges, de détours, de rencontres et d’associations. Depuis deux ans environ, je m’intéresse aussi à l’utilisation de la notion d’échange et d’écologie comme cadre : comment nous investissons-nous dans le vivre-ensemble ? Comment échangeons-nous des idées et des pensées ? Comment pouvons-nous bien recycler, de manière intéressante ? Comment transformer l’idée de durabilité en pratique durable, mais aussi comment y adapter l’approche de la chorégraphie, de la dramaturgie, etc. ? J’ai entamé ces réflexions pour la création de Conversations out of place.

Comment avez-vous inséré ces stratégies écologiques dans la pièce ?

J’ai recyclé un élément de chacune de mes pièces précédentes. Par exemple, While we were holding it together (2006) est un tableau vivant. Dans Conversations, tout s’appuie sur la répétition ou la transformation d’un tableau qui revient tout le temps. Playing Ensemble Again and Again (2008) est un spectacle entièrement interprété au ralenti. Dans 60 minutes of opportunism (2010), j’utilise un sac à dos et tous les éléments du spectacle sortent de ce sac à dos.

La structure de Conversations est en même temps cyclique – le même type d’images se représente tout au long du spectacle – et linéaire – dans la mesure où il y a un début, un milieu et une fin. Le fait que les images récurrentes se transforment à travers l’expérience de leur visionnage peut aussi être considéré comme une manière d’aborder le recyclage. L’aspect de réappropriation crée un potentiel de développement dramaturgique durable. La pièce commence par une scène vide, hormis une plante d’intérieur. Au fur et à mesure de l’avancement du spectacle, les éléments s’accumulent. On pourrait croire qu’il s’agit de débris à première vue, mais dès qu’ils sont réutilisés comme éléments visuels et textuels de la pièce, ils commencent à stimuler l’imagination. Là aussi, on pourrait avoir affaire à l’idée de recréation ou de recyclage.

Vous avez déjà mentionné la plante. La nature et notre relation à la nature occupent un rôle important dans Conversations out of place. Pourquoi avez-vous décidé de commencer par une scène ornée d’une seule plante.

Lorsque j’ai commencé à travailler au spectacle, j’ai pris conscience que concrètement parlant, le théâtre est un des lieux le plus contre-écologiques qui soient. Imaginez juste les kilowatts que requiert l’éclairage d’une scène. Au départ, je souhaitais travailler avec bien plus de plantes, mais je me suis rendu compte à quel point c’est affreux pour elles ; les plantes n’aiment pas être traînées sur des scènes dans des salles obscures, privées de la lumière qui les nourrit. Donc, je réduis la présence de la « nature réelle » à une seule plante d’intérieur. Étant dans un théâtre, un lieu de représentation, j’ai continué à travailler sur la manière de représenter et d’imaginer collectivement la nature.

Pendant la création du spectacle, vous étiez en résidence au Parc de La Villette, un lieu qui illustre très bien la relation des humains avec la nature. Comment cette résidence a-t-elle influencé cette pièce ?

J’ai beaucoup discuté avec Nicolas Boehm – le jardinier du Parc de La Villette – sur des concepts tels que l’enracinement, la symbiose, l’implantation, la colonisation, etc., qui font aussi écho, de façon intéressante, au contexte socio-politique. En effet, différents types de jardins traduisent de manière directe les mentalités ou les pensées sur la façon d’organiser notre environnement immédiat. La nature fonctionne dès lors comme des outils ou des concepts matériels, philosophiques, sociaux ou politiques. Il suffit d’observer la grande différence entre les jardins anglais, français et japonais.

Une autre influence importante durant le processus était la peinture. Dans la peinture paysagiste romantique, il y a toujours quatre éléments : le végétal (les arbres, les plantes), le minéral (les rochers, les montagnes), l’eau (les lacs, les rivières) et l’animal/l’humain. Le tableau créé à la fin de Conversations out of place comporte tous ces éléments : la représentation de montagnes réalisée avec très peu de moyens, la représentation de l’eau dans un format minimal mais pourtant spectaculaire, des plantes dans un format très durable et des performeurs en transformation perpétuelle.

Le « tableau de conversation » ou conversation piece, une peinture de genre très populaire en Angleterre au XVIIIe et XIXe siècle (un portrait de groupe selon un dispositif informel et à caractère intimiste – NDT), nous a inspirés pendant que nous travaillions. Influencé par la peinture hollandaise, le tableau de conversation se nourrissait en grande partie du développement des colonies. Les personnes qui voyageaient dans les colonies en ramenaient des plantes et autres objets décoratifs. Les plus nantis les acquéraient pour créer des espaces extravagants dans leurs maisons. Au XIXe siècle, il y avait également cette obsession des fausses ruines dans les jardins : les fabriques de jardins. Dans les tableaux de conversation, toutes ces choses font partie des paysages où les familles se faisaient portraiturer. Comme le suggère le nom du genre, on les voit prendre la pose tout en poursuivant la conversation. Dans les versions intérieures des tableaux de conversation, on peut voir des salons avec des plantes comme celle qui est sur scène.

Qu’en est-il de la conversation qui a lieu dans votre spectacle ?

Le texte de la conversation s’inspire de beaucoup d’improvisations et inclut du matériau que les performeurs Hélène Iratchet, Julien Lacroix, Anne Lenglet et Vincent Weber ont apporté. Il s’agit d’une conversation continue : la plus grande partie des dialogues est écrite, mais il y a toujours la possibilité de s’en détacher et d’improviser, ce qui maintient la pièce très « vivante ». Je voulais qu’ils s’engagent dans une conversation, non pas qu’ils en reconstituent une qui a eu lieu il y a des mois. En ce sens, les performeurs ne peuvent jamais « simplement » attendre leur réplique et la dire. Il leur faut à tout moment être à l’écoute les uns des autres. On dirait une improvisation chorégraphique, mais avec des mots.

Il y a quelque chose d’étrange dans l’aspect temporel de cette pièce. Elle est à la fois projetée dans une sorte d’avenir inconnu, mais fait aussi référence à un passé longtemps révolu. Et en même temps, la pièce traite entièrement du présent.

Nous traitons la dimension temporelle à différents niveaux, dont le premier est le rythme de la pièce. Tous les mouvements sont interprétés au ralenti alors que les performeurs parlent à une vitesse normale. Cela crée quelque chose de très peu naturel. Et pourtant, on peut le comparer à un certain état méditatif. C’est intéressant de constater à quel point cette condition offre différentes possibilités de perspective ou d’être dans le moment.

Pour moi, cette tentative de ralentir collectivement le temps est la part la plus politique du spectacle. Les problèmes auxquels nous faisons face de nos jours sont provoqués par l’extrême accélération des vingt dernières années. On peut le voir dans l’histoire de la danse : dans les années 90, les danseurs bougeaient beaucoup. C’était la dernière décennie du siècle, la danse devait être véloce, virtuose, énergique, et il fallait effectuer quelque trois cents chutes à la seconde. C’était la fin d’une époque où les gens croyaient en ce progrès. L’accélération était alors vue comme une façon de nous offrir une vie meilleure. Mais cela a causé des dégâts, selon les lois de la mécanique : beaucoup de mouvements produisent de la chaleur et de l’entropie. Je pense que toute cette vitesse, qu’elle soit concrète ou métaphorique, a généré la situation dans laquelle nous avons atterri. À présent, il nous faut nous calmer. L’une des façons d’y parvenir est de prendre du temps et de réfléchir. Ne plus constamment agir, mais simplement être.

Conversations out of place fait partie de notre semaine « focus sur le sublime ». Le tableau romantique fait directement référence à l’idée de la nature sublimée du XIXe siècle. La manière dont vous abordez les humains et la nature est en somme à l’opposé de ce qu’était le sublime : vous ne présentez pas la nature comme quelque chose d’inconnu, de dangereux et de mystérieux. En revanche, à travers le rythme des conversations, quelque chose de sublime fait néanmoins surface : l’inconnu, lié à ce que nous infligeons à la nature.

Je n’ai pas activement travaillé à l’idée de produire du sublime, mais d’une certaine façon, c’était présent dès le début du processus, surtout comme quelque chose de pris au flux de la pièce : une image, un mouvement, un geste ou un événement. Dans la pièce, il y a plusieurs éléments mystérieux ou quasi spirituels susceptibles de créer une sensation de sublime : il y a des moments où le flux de mouvements est arrêté par quelque chose que les performeurs entendent, comme un hôte invisible, une menace dans l’obscurité. Nous parlons aussi de la mort de manière tout à fait particulière : la disparition des gens. La fugacité de notre existence a quelque chose d’effrayant mais de sublime aussi, qui renvoie au domaine de la spiritualité. Et ce n’est qu’à condition d’accepter ou de détenir ce côté spirituel que nous pouvons supporter cette notion de disparition. C’est tout du moins mon point de vue.

Tout cela semble très sérieux et très lourd, mais il y a aussi beaucoup d’humour dans la pièce.

Avec Conversations out of place, j’ai voulu créer une condition générale dans laquelle nous passons du temps ensemble. Cela peut paraître une condition assez radicale, parce que l’ensemble de la pièce se déroule dans ce même rythme unique, mais quand on l’analyse avec attention, on y découvre différentes vitesses, impulsions et énergies. Et l’humour en fait partie. L’humour aide le spectateur à s’engager dans la pièce, il fonctionne comme un élément invitant. Dans toutes mes productions, les textes traitent de questions sérieuses et importantes, mais il y a toujours des moments extrêmement absurdes et souvent humoristiques. Je travaille principalement à partir de la place du spectateur : je m’assure de lui offrir différentes distances vis-à-vis de la matière que je traite, tout au long de la pièce. Il y a des moments où l’on peut se sentir en lien direct avec ce qu’on voit et ce qu’on entend – et l’humour engendre souvent ce lien. Et puis, il y a des moments où il y a plus de distance. Quand je suis moi-même spectatrice, j’aime qu’on me donne de la latitude, de l’espace pour moi seule. En ce sens, cette pièce offre un environnement généreux qui ouvre au spectateur de l’espace où il peut s’engouffrer. Il s’agit d’un espace où je partage en toute sincérité les questions que je me pose moi-même, sans nécessairement proposer de réponses. Cela permet un échange continu.