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MMM en conversation avec De Keersmaeker, Franco & Le Van Ho

propos recueillis par Floor Keersmaekers

Entretien
24.10.17

Propos recueillis par Floor Keersmaekers  

 

 

Cet entretien a été réalisé à la fin du mois de juin, soit plus de quatre mois avant la première de Zeitigung. Comme le soulignait en souriant Alain Franco, le processus de création n’en était à ce moment qu’ « au début du milieu ». Après quatre semaines passées à étudier le matériel chorégraphique original de Zeitung (De Keersmaeker et Franco, 2008), les danseurs venaient d’attaquer le travail avec le chorégraphe Louis Nam Le Van Ho, invité à signer la deuxième partie de cette nouvelle production. Anne Teresa De Keersmaeker évoquait alors une troisième phase, où se tisseraient des liens entre son écriture et celle de Louis Nam Le Van Ho, puis une quatrième et dernière, autour de la réécriture du matériel original. Nous étions bien en amont de la première, et il y avait déjà tant à dire...

Après Zeitung et Re:Zeitung, c’est la troisième fois que vous travaillez sur le même matériel, à partir des mêmes concepts, en agitant les mêmes questions. Le souci de votre propre répertoire vous préoccupe-t- il à ce point ?

ANNE TERESA DE KEERSMAEKER : C’est à vrai dire une nouvelle approche ; après avoir « restauré » l’écriture originale de pièces anciennes, comme Rain et Rosas danst Rosas, après en avoir totalement réécrit d’autres, telles que Verklärte Nacht et A Love Supreme, je voulais ici confronter mon écriture à celle d’un autre chorégraphe, en lui offrant une « carte blanche ». Il y a des spectacles que je ne tiens pas à reprendre, d’autres que je ne confierais à personne, mais certains se prêtent particulièrement bien au jeu de la variation et de la transposition – et je pense que c’est le cas de Zeitung. Il date d’une époque-charnière, o. je me posais beaucoup de questions. Il s’agissait la première pièce après la fin de notre résidence à la Monnaie, après les travaux avec Ann Veronica Janssens (et l’esthétique less is more que cela supposait)... De nouvelles questions surgissaient concernant la nature du lien entre danse et musique, l’identité du mouvement, la relation entre improvisation et écriture, la production m.me du mouvement… Je me suis trouvé beaucoup d’affinités avec Alain et sa réflexion sur le temps à partir de l’oeuvre de Bach – un compositeur vers lequel, de toute façon, je reviens sans cesse.

ALAIN FRANCO : Je favorise l’idée de la continuité dans le travail artistique : une œuvre d’art m’intéresse par ce qui peut s’en perpétuer, ce qui continue à évoluer. Tout comme les processus de pensée, les œuvres d’art sont ouvertes et «  travaillent » à l’infini. En littérature, on parlerait d’intertextualité. J’aime l’idée de continuer à faire fructifier la lecture des textes existants (plut.t que leur réécriture), à la manière d’une herméneutique.

LOUIS NAM LE VAN HO : Je partage cet avis. La chorégraphie, ou la danse, n’a rien d’une « chose » : elle est toujours changeante et la transformation lui est consubstantielle, dès l’instant où d’autres personnes s’en emparent. Cette continuité est au cœur même du travail de Zeitigung. Les questions évoquées par Anne Teresa sont toujours à l’ordre du jour, il reste un nombre illimité de réponses possibles, le travail n’est pas terminé, le reprendre produit de nouvelles lignes de sens.

Votre intervention, Louis Nam Le Van Ho, s’approprie donc les questions esthétiques d’Anne Teresa ?

AF : Je voudrais rappeler qu’Anne Teresa n’a pas invité Louis Nam à faire un « avatar » de son travail ! C’était plutôt l’idée d’une « projection », pour aboutir à quelque chose de nouveau. Cet acte est particulièrement intéressant à l’égard de la tradition chorégraphique : il n’est pas question de copier l’original, mais de repenser le matériel en termes d’héritage esthétique (plut.t que d’héritage physique). Elle ne t’a pas donné le détail des mouvements, que je sache, elle t’a donné le matériel.

LNLVH : Exactement. Les questions auxquelles je me confronte sont déjà inscrites au sein de la chorégraphie de départ, mais mon ambition avec Zeitigung est davantage de l’ordre d’une friction entre deux écritures. Je réagis à des fragments créé s par ATDK en insistant sur la coexistence des deux écritures, sur les ponts qui vont de l’une à l’autre aussi bien que sur leurs différences.

Je me demandais, Anne Teresa, si votre travail avec Deborah Hay lors de la création de Zeitung vous avait donné l’idée d’impliquer une tierce personne dans la recréation de la pièce.

ATDK : La collaboration avec Deborah Hay m’a poussée à escalader le versant opposé à mon travail ordinaire. J’avais développé des stratégies entre danse et musique, organisé le temps, j’avais passionnément aimé sculpter et planifier, j’avais distillé comme une laborantine les plus fins paramètres permettant de créer des flux, de la lisibilité, d’associer l’individuel et le collectif, etc. – et les références de Deborah étaient en total contraste avec tout cela. Je crois à l’efficacité de la formalisation et au maniement des degrés d’abstraction aux limites des capacités perceptives, voire au-delà. Pour Deborah, tout est possible, mais la perception subjective reste le point de référence ultime. C’était une expérience intéressante, qui m’a ouvert des portes et a fait souffler un vent libérateur sur les danseurs-interprètes. Ici aussi, travailler avec Louis Nam m’amènera inévitablement à me poser d’autres questions, à produire des choses pour lesquelles je n’étais pas outillée au départ. 

Louis Nam, dans votre recherche chorégraphique pour Zeitigung, utilisez-vous aussi le dialogue entre l’improvisation et l’écriture chorégraphique, comme Anne Teresa dans Zeitung ?

LNLVH : Je n’en suis pas l. pour l’instant, mais c’est probablement quelque chose que j’aimerais aborder. Les quatre premi.res semaines de travail à la reprise de Zeitung ont été concentrées sur l’improvisation, qui nourrira et alimentera notre travail sur une durée plus vaste. Alain et moi avons continué de fouiller les partitions du répertoire et nous sommes tombés sur une œuvre très stimulante en termes chorégraphiques : le quatrième mouvement de la Quatrième symphonie de Brahms. Cette grande œuvre était parfaite pour aborder le travail avec les danseurs, pour peser leurs choix et leur manière de bouger.

Je suppose qu’introduire une nouvelle musique implique de repenser la dramaturgie musicale ?

AF : La conduite musicale du spectacle est en effet un élément-cl., pour Anne Teresa comme pour moi. L’idée de Zeitung était de jeter une grande courbe au-delà du XIXe siècle, de l’occulter autrement dit, d’éviter la question du romantisme – question passionnante par ailleurs mais, comme vous le savez, rarement traitée par la danse contemporaine. Avec Zeitigung, nous voulons lever ce tabou ; nous tenterons une séquence « Brahms », et d’autres échantillons romantiques pourraient aussi y être injectés. En résumé, Zeitigung concrétise un élément qui était latent dans Zeitung mais n’était évoqué qu’en creux – le romantisme y brillait par son absence !

ATDK : Zeitung sautait à pieds joints au-dessus du XIXe siècle, en effet ! De manière plus générale, je n’ai jamais travaillé avec la musique romantique, à l’exception notable de Verklärte Nacht. Mais de longues conversations avec Alain m’avaient amenée à conclure : quand je serai prête, Brahms sera en tête de liste ! Vous renoncez ici à toute musique enregistrée au bénéfice de la seule musique interprétée en direct au piano...

AF : Je jouerai tout au piano, en effet, même les pièces orchestrales, dont j’ai réalisé mes propres transcriptions. J’ai déjà mentionné le désir essentiel qui m’anime pour ce spectacle : il ne s’agit pas seulement de travail, mais d’étude. Accueillir et accepter les œuvres, mais aussi en proposer une réalisation. S’engager.

La distribution est presque entièrement composée de jeunes diplômés de PARTS.

ATDK : La plupart des membres de la distribution, c’est vrai, étaient dans la classe de Louis Nam à PARTS ; ils ont donc tous v.cu durant trois ans l’expérience intensive du travail en commun. Ce bagage collectif me semblait important.

LNLVH : Quand on leur demande de composer leur propre matériel, par exemple, la cohérence et l’unité de style vient assez facilement. Nous partageons une base commune et le dialogue est facile.

AF : De mon point de vue, les situations de travail ne sont jamais de strictes affaires de personnes. Il y a des événements inattendus qui surgissent, auxquels on ne s’attendait pas, tout prend soudain une nouvelle direction, on perd le contrôle. Il faudrait beaucoup de temps pour analyser ce ph.nom.ne : dans quelle mesure les interprètes d’un projet y contribuent-ils un par un et pierre par pierre, et dans quelle mesure ils se laissent absorber par une grande idée qui les dépasse.

ATDK : A propos des structures de travail et du travail des étudiants : je voudrais ajouter, en qualité de directrice de PARTS, qu’il n’est pas du tout facile pour de jeunes chorégraphes et de jeunes danseurs de rencontrer de bonnes conditions de travail. Ces jeunes créateurs cherchent généralement leur chemin dans des conditions plut.t difficiles. Travailler avec Louis Nam était aussi pour moi une façon d’aller vers eux.

LNLVH : J’ai connu à l’école la plupart des personnes impliqu.es dans Zeitung. Me proposer une nouvelle version de ce travail, comme le fait Anne Teresa, est un geste bouleversant, et en tous les cas une offre qui ne se refuse pas !