La Nuit tombe quand elle veut
« Faire apparaître les invisibles »
interview avec Marcelo Evelin et Latifa Laâbissi, par Gilles Amalvi (Festival d'Automne de Paris, 12/2021)
Comment est née cette collaboration, et l’idée de créer non un spectacle mais plutôt un moment partagé : une veillée ?
LATIFA LAÂBISSI : Je pense qu’Isabelle Launay, avec laquelle nous travaillons, m’avait déjà parlé du travail de Marcelo – en ayant l’intuition que nos esthétiques pourraient trouver à dialoguer. Cette idée a fait son chemin, et un jour j’ai sauté le pas, je lui ai envoyé un mot. Marcelo a répondu assez vite.
MARCELO EVELIN : En effet, on ne se connaissait pas personnellement, mais j’avais déjà entendu parler de Latifa, et je pressentais une forme de proximi- té entre nos univers. Lorsqu’elle m’a envoyé cette proposition, j’ai tout de suite accepté. Nous avons d’abord passé cinq jours à parler, à nous montrer des choses, à échanger des références. C’est là qu’est apparue l’idée d’une veillée. Nous ne savions pas à quoi elle pourrait ressembler mais nous avions envie d’un temps partagé, dans une forme d’écoute vigi- lante. C’était quelques mois avant la pandémie ; du coup, quand nous avons repris le travail, cette idée de veillée paraissait faire d’autant plus sens.
L. L. : Cette idée de veillée a vraiment émergé comme une urgence : c’est ainsi qu’on a envie d’être ensemble, aujourd’hui, avec le public.
Une idée importante dans ce principe de veillée est celle de la durée – de prendre le temps. Comment avez-vous abordé cette notion ?
M. E. : De la même manière que nous n’avions pas envie de faire un « spectacle », nous ne voulions pas faire un projet standard de cinquante minutes. Récemment, je suis tombé sur un passage d’André Lepecki, parlant des « durational performances », des performances qui travaillent avec la durée. Pour lui, l’expérience de la durée n’a rien à voir avec le temps, c’est-à-dire avec le nombre de minutes ou d’heures que dure la performance. Une durational performance suspend le concept de temps, lui donne une dimension qui n’est plus celle du temps mécanique de l’horloge. J’ai l’impression qu’avec cette veillée nous touchons ce type de rapport à la durée. Lorsque nous avons testé ce projet avec quelques spectateurs, ils nous ont dit qu’ils avaient perdu la notion du temps – qu’ils ne savaient pas si cela avait duré vingt minutes ou deux heures.
De quelle manière les différentes couches – ima- ginaire, discursive, fictionnelle – circulent-elles entre vous pendant la performance ?
L. L. : En termes de circulation, une autre notion importante pour nous est celle de voix : on se laisse traverser par des voix, on restitue des voix. Marcelo a dit à plusieurs reprises que cette veillée était une manière de faire apparaître les invisibles. Nos corps sont des sortes de peuplements sauvages, chargés par des voix. Cette traversée de voix multiples fait de nous des corps augmentés : nous sommes trois sur le plateau – Marcelo, Tomas Monteiro le musicien et moi – mais en réalité nous sommes beaucoup plus que cela.
M. E. : Au niveau du dispositif, nous avons pensé quelque chose de circulaire : le public est avec nous et autour de nous. Et il y a un centre : il s’agit d’un centre énergétique, un lieu où nous nous chargeons tous les trois. D’une certaine manière, nous appelons, nous invoquons ces « invisibles », pour devenir la caisse de résonance de présences multiples. Pour moi il ne s’agit pas uniquement d’une veillée « sonore », tout ce processus est très physique.
S’agit-il en quelque sorte de faire entrer les spec- tateurs en vibration ?
M. E. : J’aime beaucoup le mot « vibrer »...
L. L. : Oui, « vibrer » est un mot qui nous a beaucoup accompagnés. Les choses se transmettent de corps en corps, d’imaginaire en imaginaire. Cette question s’est redéployée au niveau du dispositif : comment faire pour que ces corps soient là avec nous, sans être assignés à une place ? Comment faire pour qu’ils puissent bouger, être dans un espace de réception qui se reconfigure ? Le travail de Nadia Lauro pour la scénographie et la lumière a permis de clarifier les contours de cet espace et les manières de relier les présences. Un mot important, entre nous, c’est celui de flamboyance : une luminosité qui fait perdre leurs contours à ces figures, créant un espace vibratoire de contamination.
M. E. : J’ai l’impression que quand on est vraiment occupés à faire quelque chose de manière très concentrée, ça se diffuse, ça ouvre un espace de contemplation. Les gens sont libres de s’endormir, rêver, rire, pleurer... Je ne crois plus à un théâtre qui dirait aux spectateurs que penser, comment rêver. Pour moi, faire de l’art, c’est inviter des gens à par- tager un temps dont on ne sait pas exactement à quoi il ressemble.
Pouvez-vous me dire d’où vient le titre, La Nuit tombe quand elle veut ?
L. L. : C’est le titre d’un poème de Marie Depussé. C’est une nuit qui ne serait pas réglée par le couvre-feu, mais par notre désir de faire des choses ensemble.
M. E. : Ce titre a tout de suite cristallisé plein de choses pour moi ; cela m’a aidé de penser à la nuit comme une condition obscure, clandestine. C’est le moment où l’on fait des choses en secret... Il y a une grande force dans cette nuit qui n’est pas réglée par des systèmes – cette nuit autonome, comme l’autonomie de notre désir.