Lun Mar Mer Jeu Ven Sam Dim
 
 
1
 
2
 
3
 
4
 
5
 
6
 
7
 
8
 
9
 
10
 
11
 
12
 
13
 
14
 
15
 
16
 
17
 
18
 
19
 
20
 
21
 
22
 
23
 
24
 
25
 
26
 
27
 
28
 
29
 
30
 
31
 
 
 

JE SOUHAITE TRANSFORMER PROVISOIREMENT L’ESPACE PUBLIC EN UN LIEU D’INTROSPECTION

Un entretien avec Benjamin Vandewalle

Entretien
21.08.19

Il y a trois ans, au début de sa résidence d’artiste au Kaaitheater, nous nous sommes entretenus avec Benjamin Vandewalle. Il jouait alors avec l’idée d’une foire des arts et souhaitait devenir chorégraphe de la ville autoproclamé. En 2019, cette foire aux arts a pris corps sous le nom de Studio Cité.

Vous caressez cette idée de Studio Cité depuis quelques années déjà. La voilà concrète à présent. À quoi pouvons-nous nous attendre ?

Studio Cité est une sorte de mini-festival hors du commun, à l’allure de fête foraine. Ce qui le rend à la fois reconnaissable, mais aussi très surprenant. La dimension foraine se situe dans la collection de petits formats, se composant de boîtes et d’installations qui jouent sur les sens. J’aborde le public de la même façon que le fait une fête foraine et j’emmène les spectateurs vers quelque chose qui ébranle leurs fondements. L’ensemble est très accessible et très populaire, non pas comme une fête foraine courante, où tout s’articule autour de la poussée d’adrénaline et du premier degré de distraction. De fait, les installations ne sont pas des attractions habituelles. Elles génèrent des expériences qui renvoient le spectateur à son corps et à sa propre image de lui-même. Il s’agit d’une sorte de loupe ou de miroir – les installations fonctionnent d’ailleurs souvent avec des miroirs. Comme si toutes les installations étaient des réflexions sur la manière dont nous nous regardons et regardons l’espace public et les autres.

Quand on mentionne une fête foraine, on pense avant tout à des gens qui se réunissent et vivent un moment de plaisir. Studio Cité invite plutôt chaque visiteur à une introspection ?

Oui, absolument. Les installations ont l’air très anodines, mais on en sort quelque peu secoué. Inter-view en est un bon exemple : ça semble parfaitement innocent et les gens croient qu’ils vont visionner un film, mais quand ils entrent dans l’installation, ils font face à leurs propres incertitudes quant à leur apparence et la façon dont les autres les regardent. Ils sortent parfois complètement pétrifiés ou en larmes, et ce, tandis que d’autres font la queue en ayant une profusion d’attentes.

Dans Studio Cité, la perception occupe une place centrale. Parfois, le public doit complètement s’abandonner à votre chorégraphie du regard, mais de temps à autre, vous le laissez découvrir de manière active ce que peuvent donner d’autres façons de regarder.

En effet. Par le biais des installations, je fais intensément entrer les gens « dans leur corps ». On peut le voir comme un fil rouge à travers l’ensemble de Studio Cité. Cela se situe dans le prolongement de ma recherche autour de la chorégraphie et la manière de la transmettre au public. Toutes les installations suivent la logique d’une chorégraphie interne : le corps du public est engagé de telle sorte que les mouvements traversent directement le corps du spectateur. En ce sens, Studio Cité traite de la prise de conscience de son propre corps dans la ville.

Qu’entendez-vous précisément par « une chorégraphie qui traverse directement le corps du spectateur » ?

Il n’y a pas de performeur qui exécute la chorégraphie pour le spectateur. En tant que danseur et chorégraphe, je trouve bien sûr intéressant de regarder la danse, mais j’ai tellement plus appris de ma propre expérience de danse que de regarder danser. Aussi, toutes les installations ont vu le jour à partir du souhait de transmettre toutes les sensations et les expériences que vit le danseur directement aux corps des spectateurs, avec le moins d’entremises possible, sans que cette expérience doive d’abord passer par le corps d’un performeur. Bien qu’il y ait des corps dansant dans Studio Cité, ils sont toujours en lien avec un public qui accompagne le mouvement.

Quelle est l’importance de la relation avec la ville ou avec le lieu où est installé Studio Cité ? Pourquoi ne pas avoir simplement choisi une salle de théâtre ?

Je souhaite transformer provisoirement l’espace public en un lieu d’introspection. Pour moi, la relation à la ville concerne la façon dont nous vivons notre environnement de manière directe et physique. Chaque installation donne une autre tournure à la manière dont nous remplissons l’espace autour de nous. Dans un certain sens, je souhaite transformer la chorégraphie quotidienne qui règne dans la ville en quelque chose de différent. La ville est définie par des règles et des codes de comportement quotidiens, tacites, mais présents et auxquels Studio Cité souhaite se frotter. Je pense que cela a toujours été mon souhait de montrer que l’espace public – et c’est pour cela que je pars chaque fois à nouveau à sa rencontre – est une sorte de réalité partagée. On peut le voir comme une grande pièce de théâtre, une vaste construction que nous adoptons inconsciemment comme la norme. Et c’est précisément cette norme que je souhaite percer, dans laquelle je tente d’obtenir une brèche à travers mes installations.
Dans cet environnement quotidien, je cherche aussi une nouvelle esthétique. À cet égard, je ne désire pas créer trop de nouveaux objets physiques. Je préfère inviter les gens à regarder différemment leur environnement familier. En orientant leur regard avec mes installations, je leur propose de vivre la ville de manière nouvelle.

Un autre aspect de l’espace public est qu’on y rencontre des gens qui remplissent et utilisent cet espace. Comment abordez-vous cela ?

C’est exact, quand nous montions un grand conteneur sur une place à Copenhague, une conversation s’est directement engagée avec un vendeur de kebab dont le véhicule était installé à cet endroit. II était très contrarié de devoir le déplacer de quelques mètres. Heureusement, ça a pris une bonne tournure et il nous a finalement même offert des pitas aux falafels.
Mais il y a bien sûr aussi le public qui passe par hasard. Et c’est le passant fortuit qui rend le travail intéressant, me semble-t-il. Avoir ce large éventail de visiteurs : aussi bien l’amateur de culture qui vient spécialement voir que le passant occasionnel, qui déteste peut-être la culture ou est un néophyte absolu en la matière. La cité est aménagée comme un lieu de rencontre avec un bar, des transats et des parasols. L’intérêt de travailler dans l’espace public est que cela génère des conversations entre des gens issus de toutes les couches de la population, on se raconte les expériences vécues dans les installations. L’intensité de ces expériences engendre apparemment le besoin d’en parler. L’objectif de Studio Cité crée en tout cas des ouvertures pour entamer la discussion. Certaines installations se vivent en groupe. Dans d’autres, on est littéralement placé face à autrui. C’est une quête permanente, mais je le considère comme mon rôle de rendre ces échanges possibles.

Vous ne travaillez pas uniquement dans l’espace public. En 2017, vous avez par exemple créé Common Ground avec Kobe Wyffels et Hannah Bekmans, deux danseurs de Platform-K [une compagnie de danseurs avec un handicap]. Le travail dans l’espace public et le travail sur scène sont-ils deux éléments à part dans votre pratique ?

Ils fonctionnent en quelque sorte en parallèle. Common Ground part aussi bien de l’exploration de ce qu’est la norme que de la manière d’en dévier. Cette recherche a été fortement soutenue par mon interaction avec Kobe et Hanne qui bousculent constamment les normes. En même temps, Common Ground constitue une concession personnelle à revenir au théâtre et à ses règles conventionnelles de structure et de parvenir à captiver le public. La salle de théâtre est un tout autre environnement de jeu que l’espace public, mais dans les deux, je cherche chaque fois cette ligne particulière autour de qui nous sommes et de la façon dont nous pouvons partir ensemble à la recherche de nouvelles réalités. Je trouve important de rendre visible la faisabilité de notre réalité personnelle.

Pour conclure, où en êtes-vous avec votre ambition de devenir chorégraphe de la ville ?

Mon désir originel de devenir chorégraphe de la ville – comme je le voyais il y a deux ans – ne s’est pas réalisé pour le moment. Je souhaitais alors être longuement présent dans l’espace public, mais Studio Cité ne sera que trois jours sur une place. Toutefois, la question de comment s’approprier l’espace public en tant que chorégraphe et d’en faire un lieu de performance me préoccupe toujours. Mon souhait est d’aborder l’idée de chorégraphe de la ville de manière différente. Pour un projet suivant, j’aimerais vraiment m’investir en tant que danseur dans une présence quotidienne de longue durée – plusieurs mois – dans l’espace urbain. Pas d’installations, rien que mon corps. Donc, le contraire absolu de Studio Cité, où je suis devenu une sorte de technicien à vrai dire. En tant que chorégraphe de la ville, j’aimerais aussi que ma présence laisse des traces durables. Comme une goutte d’eau qui tombe chaque fois sur le même bloc de pierre et la déforme peu à peu. Ou comme le petit écureuil dans le film Ice Age : un personnage qui devient partie intégrante de l’environnement quotidien et dont les actions laissent chaque fois des traces.

 

 

Un entretien avec Benjamin Vandewalle, par Lana Willems & Eva Decaesstecker (Kaaitheater).