Je me sers du manque de documentation pour imaginer une histoire alternative
un entretien avec Radouan Mriziga
Après 55, 3600 et 7, Radouan Mriziga crée une nouvelle trilogie qui prend pour point de départ les épistémologies et les mythologies des Imazighen – la population originelle de l’Afrique du Nord.
Pourquoi avez-vous à nouveau choisi la formule de la trilogie ? Pour votre trilogie précédente, avez-vous aussi fait appel au savoir amazigh ?
Une trilogie me permet de travailler plus longtemps sur un sujet. Je n’aime pas me précipiter d’un thème à l’autre ni d’une création à l’autre. En général, j’aime travailler en séries, en fonction de la thématique. J’ai choisi une trilogie parce que je souhaitais travailler autour de trois déesses et avec le système planétaire : le soleil, la terre et la lune. Leur interaction est frappante et d’une importance vitale.
Il n’y a pas d’accent explicite sur le savoir amazigh, mais il fait partie des sources que j’ai utilisées. Par exemple, la géométrie et le rythme qui sont des formes d’art importantes au Maroc, en Afrique du Nord et en Andalousie.
Qu’est-ce qui vous a incité à créer cette œuvre ?
Mes recherches et mes créations précédentes ont avivé et entretenu ma curiosité et l’intérêt que je porte à de grands pans innommés ou effacés de l’histoire générale, ce qui a entraîné par la suite de grandes disparités de pouvoir dans notre système actuel de production et reproduction des connaissances.
Dans ma pratique, l’accent est mis sur trois aspects majeurs : la création d’espaces imaginaires et concrets, la musique et les études amazighes. Ces lignes directrices sont liées à des questions de mise en œuvre, de signification, de hiérarchie, de pertinence et de classification du savoir.
Je m’intéresse aux dynamiques qui régissent le bassin méditerranéen. Sa position géographique intéressante a généré de nombreux échanges avec l’Afrique du Nord, le sud de l’Europe et l’ouest de l’Asie. Nos livres d’histoire se focalisent essentiellement sur les Grecs, les Égyptiens et les Arabes alors qu’il règne une ignorance et une marginalisation énormes sur les Imazighen, qui ont pourtant joué un rôle fondamental dans la région.
Tafukt/The Sun/Athena est la première partie de la série. Quel sera votre point de départ ?
Je pars de manière organique de l’histoire et de la société amazighe, une culture matriarcale. Au cours de mes recherches pour le spectacle 7, qui s’articulait autour des sept merveilles du monde antique, je suis tombé sur les déesses Nithe Tanit et Athéna. Le lac Triton en Libye serait le lieu de naissance de Neith, une déesse qui s’est développée en Tanit et a ensuite pris l’aspect d’Athéna. Il est intéressant d’analyser la façon dont leur lien historique et leur notoriété ont circulé par le biais de mythes à travers les territoires amazighs, l’Égypte et la Grèce et ont contribué aux constructions et évolutions de l’humanité.
Au cours du XIXe siècle, beaucoup d’histoires ont été réécrites, d’autres effacées. Sachant que le racisme, le colonialisme, et le nationalisme ont eu un immense impact sur les perspectives occidentales contemporaines, je reste critique à l’égard de ce canon historique spécifique.
Il existe très peu de sources écrites sur l’épistémologie amazighe, mais la culture orale, l’artisanat, l’art et le pouvoir d’imagination recèlent beaucoup de connaissances. Dans des détails et des situations quotidiennes, j’essaie de chercher des liens susceptibles de construire une histoire collective futuriste dans le spectacle. Il ne s’agit donc pas seulement de prendre de la connaissance et de la porter à la scène. Je me sers du manque de documentation et de la marginalisation comme situation inspirante pour imaginer une histoire alternative.
Tanit/The moon/Ayyur est le deuxième volet d’une trilogie. Le 5 octobre 2019, la première de ce spectacle aura lieu à Tunis, dans le cadre du festival Dream City. Que pouvez-vous déjà dire de ce spectacle ?
Pour ce spectacle, je crée un solo de danse pour et avec Sondos Belhassen. L’une des pionnières dans le domaine de la danse en Tunisie et ma professeure lorsque j’y ai suivi une formation de danse. Elle est également actrice. La transmission de connaissance entre nous est une donnée importante.
Tunis fait partie de l’Amazighland, c’était la capitale de l’ancienne civilisation carthaginoise. Dans la société tunisienne actuelle, Tanit demeure toujours une figure importante associée à Carthage. Elle est surtout évoquée dans la mythologie amazighe, punique et phénicienne où elle fut vénérée comme la déesse de la fertilité. Elle est représentée par des motifs géométriques : par exemple, un triangle, un cercle et des lignes, et souvent avec la lune au-dessus de sa tête.
Un entretien avec Radouan Mriziga (Moussem, 2019)