Faut-il vraiment le voir pour le croire ?
Un entretien avec Piet Devos
Vous êtes malvoyant ou non-voyant et pour cette raison vous pensez que les spectacles de danse ne s’adressent pas à vous ? Détrompez-vous ! Depuis la saison passée, le Kaaitheater cherche à rendre l’expérience esthétique également accessible à des personnes aveugles ou malvoyantes. Piet Devos – aveugle depuis ses cinq ans – a senti, entendu et vécu différentes sortes de danse et vient partager ses expériences avec le public du Kaaitheater : « Je pense que la danse peut être un véritable voyage de découverte, en particulier pour les aveugles et les malvoyants. »
Piet, vous êtes écrivain et traducteur et déjà depuis un certain temps, vous vous consacrez à la recherche sensorielle. Mais vous allez parfois aussi assister à un spectacle de danse ? Comment avez-vous découvert la danse ?
Il y a quelques années, la chorégraphe allemande Bettina Neuhaus m’a invité durant une répétition aux Pays-Bas. Elle m’a demandé de venir écouter sa performance. « De la danse ?! En quoi cela peut-il me concerner ou m’intéresser ? », me suis-je dit dans un premier temps. Je ne connaissais pas du tout la danse contemporaine. Pour moi, la danse se résumait à la musique. Que pourrais-je donc « entendre » de la danse ? Cependant, Bettina dansait son solo sans musique, ce qui le rendait d’emblée plus intéressant. Il s’agissait davantage des figures qu’elle créait à travers l’espace et de la façon dont celles-ci résonnaient.
Quels sens sont sollicités lorsque vous assistez à un spectacle de danse ?
Cela dépend un peu du spectacle. L’année passée, au Kaaitheater, j’ai vu Sons of Sissy de Simon Mayer avec une audiodescription. Durant la représentation, c’était surtout mon audition qui était aiguisée parce que de la scène me parvenait beaucoup de musique et de son. Tous les danseurs avaient leur propre instrument, de sorte qu’on pouvait bien localiser qui se trouvait où. Avant le spectacle, nous avons fait une visite guidée, un touch tour, lors de laquelle nous avons pu prendre en main tous les objets et instruments. Cela procure une belle image tactile des objets et permet de mieux imaginer ce qui se déroule sur scène pendant le spectacle. Il y a des spectacles qui stimulent le sens du toucher de manière un peu plus active. J’ai moi-même assisté à des spectacles où les performeurs touchaient littéralement le public ou rampaient sous les chaises. C’est alors qu’on prend conscience que ce n’est pas uniquement l’audition qui est sollicitée. Ce qui est agréable dans une approche multisensorielle, c’est-à-dire une approche qui n’active pas exclusivement l’ouïe et la vue, mais aussi le toucher et peut-être même l’odorat ou le goût, c’est que le spectacle devient automatiquement plus inclusif. Tout le monde peut y trouver du plaisir.
Le toucher ne coule pas de source, pas même chez les aveugles et les malvoyants. Vera Tussing, qui accorde une grande importance au toucher dans ses spectacles, s’est entendu dire lors d’un essai : « Ce n’est pas parce que je suis aveugle que j’ai envie d’être touché. »
C’est en effet un bel exemple de ce que la culture sensorielle a fait de nous. Nous pensons souvent que les sens font simplement partie du corps : certains en ont cinq, d’autres quatre. Mais les sens sont bien sûr bien plus qu’exclusivement physiques. La perception est déterminée par ce qu’on en dit et ce qui en est véhiculé dans sa culture. Ce sont en fait des pratiques coutumières dans lesquelles on grandit. En Europe, on nous dit dès le plus jeune âge que le visuel est très important. Nous avons d’ailleurs tout un vocabulaire visuel. Une question que les aveugles et malvoyants qui voyagent beaucoup reconnaîtront certainement : « Mais que vous apportent les voyages si vous ne pouvez rien voir ? » Si on fait l’impasse sur une réflexion critique à ce sujet, on est condamné à en « voir » des vertes et des pas mûres dans la culture visuelle.
Le toucher par contre est tabou dans notre culture. Selon moi, cela a à voir avec le fait que la vue et aussi l’ouïe sont des sens de perception à distance : on n’a pas de contact physique direct avec l’objet qu’on perçoit. Ce modèle dans lequel la vision est le sens prédominant provient de la philosophie grecque. Qui plus est, au cours du siècle des Lumières, la vue a été assimilée à la raison : cela signifie qu’il n’y aurait que par le biais du regard que l’on puisse se forger une image objective du monde et certainement pas à travers d’autres sens, car ceux-ci seraient impurs. « Il faut le voir pour le croire », comme on dit. Toucher, mais aussi sentir et goûter sont beaucoup plus physiques et taxés de plus primitifs, de plus instinctifs et d’impurs. Le toucher est très hiérarchisé sur le plan éthique et nous l’associons facilement à l’érotisme et à la violence. Qui peut toucher quoi, quand et comment ; tout cela est très réglementé. Ce sont pourtant des préjugés infondés, car le toucher et l’odorat recèlent beaucoup de connaissance.
Audition, contact, proximité des performeurs. Que se passe-t-il dans votre esprit lorsque vous êtes assis dans la salle avec le public ?
Ces images sont très stratifiées. Dans la vie quotidienne, on parle aussi souvent d’images qui ne sont pas purement visuelles. Comparez-le à un rêve : celui-ci ne contient pas seulement des images, mais aussi des sons ou des contacts physiques. Tous nos sens sont donc aussi actifs pendant la nuit. C’est un peu comme des souvenirs, qui connaissent la même stratification.
Lorsque j’assiste à un spectacle, je reçois différentes sortes d’informations : je sens les différents accessoires sur scène et les costumes des acteurs et j’entends d’avance les instruments et les voix. Cela me permet de me former une image beaucoup plus concrète. Durant le spectacle, je me représente les mouvements, tels que décrits par l’audiodescription, mais même l’objet que j’ai eu en main quelque temps auparavant, je peux mieux le « sentir » à ce moment-là.
Pourquoi une personne avec une déficience visuelle doit-elle quand même venir assister à un spectacle de danse ?
Je pense que pour des aveugles et malvoyants, c’est avant tout un voyage de découverte. On est invité à utiliser ses sens de manière tout à fait différente. On écoute constamment le mouvement de manière fonctionnelle. Mais écouter des danseurs sur une scène n’est pas fonctionnel : on écoute différemment et on peut peut-être le trouver beau ou intéressant ou émouvant. Cela incite à réfléchir, mais permet aussi de ressentir et d’entendre de nouvelles choses. Et c’est de cela qu’il s’agit !
Découvrez le programme complet pour personnes aveugles ou malvoyantes sur kaaitheater.be/blind
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