Cela devra-t-il venir des femmes ?!
Yamila Idrissi
Those bastards think because they posses the ‘Sacred Argument’ they can silence and oppress us. Our time has come! The time to be, to love, to hope. We will not let these fanatics tell us: “This is your last hour”. Ces mots tirés d’un monologue In the Eyes of Heaven de Rachid Benzine, l’un des principaux gardiens d’un Islam du 21e siècle, ont retenti deux jours après les attentats du 22 mars au Kaaitheater bruxellois. Ce ne fut pas une tâche facile : pour le théâtre – jouer la pièce ou non ? – et pour moi-même : les mots me manquaient déjà depuis deux jours, j’étais triste, en colère et angoissée. Mais les mots forts de Rachid Benzine, prononcés par l’actrice palestinienne, Hiam Abbas, ont mené à une catharsis purificatrice. Le désarroi a fait place à la consolation et la peur à l’espoir.
Ce jeudi soir-là, en mars, Hiam Abbass – la « Helen Mirren » du monde arabe – s’élança sur la scène du Kaaitheater dans une robe rouge foncé. Elle alluma une cigarette et parla de sa famille, de l’amour et des boutons de fièvre quotidiens des clients barbares qui vont et viennent. Contrairement à ma mère, j’ai mon propre endroit. Ma mère était une prostituée de l’armée. Ce n’est pas une expression, c’est littéralement ce qu’elle était. Pas de baraquements militaires sans bordels ! Elle a offert ses services à des générations de soldats afin de m’éduquer et de pouvoir me payer une formation. […] Encore dix ans avant que ma fille n’ait son diplôme. Rester forte pendant dix ans encore. Dix ans, cela semble une éternité.
C’est Nour qui parle, une prostituée de Tunisie lors du Printemps arabe, mais il peut également s’agir de l’Égypte. Nour signifie « lumière ». Dans le Coran, on fait la distinction entre la lumière du soleil (siraaj ou سراج) et la lumière de la lune (nour ou نور). De tout temps, la lune est à la fois le symbole de la féminité, de l’espoir et de la guérison mais aussi des catastrophes. Rachid Benzine n’a pas choisi son nom pour rien. Dans la pièce, la féminité de Nour était tant célébrée que vilipendée, c’était son salut et aussi son coup fatal.
Malgré que les gouverneurs dépravés, les hommes d’affaires, les chefs religieux et les journalistes occidentaux réalisaient leurs fantasmes lubriques sur elle, à aucun moment je n’ai vu une victime sur scène. Elle vous regardait confiante et dans toute sa grandeur, sans susciter une once de compassion. « Ce sont les femmes qui construisent la société », déclarait la sociologue de renommée mondiale, Fatima Mernissi, mon âme-sœur intellectuelle qui a exercé une réelle influence sur mon développement et celui de millions de jeunes musulmanes. « Vous savez pourquoi ? Nous n’avons pas le choix. Soit vous vous taisez et vous êtes humiliée, soit vous faites comme moi : vous criez ! » Et Nour était comme cela, elle ne se laissait pas faire, même au péril de sa propre vie.
Le dimanche 13 novembre, nous avons commémoré les attentats de Paris qui ont fait vaciller le monde occidental sur ses fondations. C’est précisément pour cela que j’irai voir une nouvelle fois la pièce In the Eyes of Heaven au Kaaitheater. La volonté de lutter avec laquelle nous n’avons pas voulu abandonner nos valeurs et nos villes dans les jours qui ont suivi les attentats, je la reconnais dans la résilience de la femme qui a défié, la tête haute, le Printemps arabe. Il y a un an, Hiam Abbass était accueillie par une ovation debout. Cette ovation se faisait l’écho de l’envie de dépasser ensemble le chagrin, d’exiger le retour de la dignité dans la ville. Nour signifie lumière, féminité, guérison et surtout : espoir. C’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui dans le monde arabe. C’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui à Bruxelles. Surtout en ces jours sombres.
Yamila Idrissi
In the Eyes of Heaven, écrite par Rachid Benzine, dirigée par Ruud Gielens et jouée par Hiam Abbass, sera jouée le 15 novembre au Kaaitheater bruxellois.