Lun Mar Mer Jeu Ven Sam Dim
 
 
 
 
1
 
2
 
3
 
4
 
5
 
6
 
7
 
8
 
9
 
10
 
11
 
 
 
14
 
 
 
 
18
 
19
 
 
 
22
 
 
24
 
25
 
26
 
27
 
 
 
 
 

Billy's Violence

Feuille de salle
27.10.21

TOUTES CES SALOPES

Ce texte a été écrit par Kasia Tórzes. Des informations générales sur le spectacle et le générique peuvent être consultées ici.

#1

« Ce spectacle vise à révéler l’âme de Shakespeare », a déclaré Jan Lauwers à la première répétition générale de Billy’s Violence (la violence de Billy). Le fils de Jan faisait également partie de l’aventure. Pendant huit mois, l’écrivain et poète, Victor Afung Lauwers a travaillé sur la pièce intitulée Billy’s Violence, puisant dans le contexte historique des tragédies shakespeariennes pour dresser dix portraits de femmes, dix histoires d’intimité hétérosexuelle où l’amour, le désir, la haine et le pouvoir s’entremêlent.

Le texte mis en scène qui a été donné aux comédiens sous forme de partition bien élaborée n’est pas interprété mais plutôt incarné. Tous les comédiens se sont engagés à porter cette histoire et a y insufflé de la vie en employant les différents moyens mis à leur disposition, notamment les voix, les corps, les regards, les musiques, les costumes et l’espace.

Ils activent une galaxie qui est, à la fois, dérivée de l’univers de Shakespeare et qui s’émancipe de son héritage littéraire. Cette aventure ressemble plutôt à une séance, établissant le contact entre des esprits qui comportent leur propre réalité tout en étant loin du réalisme. L’univers de Billy’s Violence comprend de nombreuses nébuleuses où planètes et étoiles s'enflamment avec une intensité variable, nous transportant dans une autre dimension.

Contrairement au réalisme, la vraisemblance suggère des questions qui ne relèvent pas de la décoration ou de l'apparence, mais de la mise en place opérationnelle du système tout entier de relations, de désirs et d'énergies primaires. La réalité déclenche l’affect, un sentiment profond de solidarité et d’appartenance. La vraisemblance de l'œuvre de Shakespeare dans Billy’s Violence va au-delà du réalisme que l’on pourrait réclamer.

 

#2

Je n’arrive pas à me débarrasser de l’image d’un squelette. Nu et immobile.

Il est logique pour moi que le squelette demeure. Juste cela. La chair est une substance accidentelle qui élève, qu’on abat, extrait, mange et qui pourrit. Pour un os, la chair est une parure qui déforme la clarté de l’essentiel, une forme claire du corps.

Or lorsqu’on brise un os. Creuse dans la moelle. On y trouve quelque chose de caché.

La violence faite aux femmes est un grand site archéologique. Ma mémoire est trop courte et ma connaissance beaucoup trop limitée pour comprendre quel a été le sort de mes ancêtres de sexe féminin il y a un, deux, cinq siècles. Je ne peux qu’imaginer quel type d’enfer elles ont pu vivre dans une époque rythmée par les guerres, les croyances morales, les superstitions, la pauvreté ou les affiliations de classe qui déterminaient leur chemin dans la vie.

La violence faite aux femmes est gravée sur le corps de chacun de nous comme une expérience généalogique, que nous soyons victimes, bourreaux ou témoins. Ce corps qui est sensible ; qui réagit à d’autres corps, qui fait l’amour, viole, blesse et donne naissance est tué dans les guerres. Ce corps est l’enveloppe ultime de tout ce qui est humain.

J’essaie de faire de la spéculation. Néanmoins pas une spéculation cognitive mais affective. Son guide, son support sont mes os, qui, dans leur structure moléculaire minérale et leur volonté incommensurable de durer, contiennent toutes ces histoires passées qui font partie de moi.

 

#3

Dans Billy’s Violence, le temps est flexible. Il peut rétrécir ou s’étendre. Il lie toute chose tel un tissu (solide mais flexible) qui embrace de nouvelles temporalités et ouvre les passages des expériences passées en les tissant sous une forme contemporaine.

Ce mouvement d'imbrication est très tangible dans la musique composée par Maarten Seghers. La musique sculpte l'atmosphère du spectacle, notamment son intimité turbulente. Le croisement des époques, des textures et des saveurs est représenté à la fois dans les marionnettes (les compagnons frénétiques des comédiens) et dans les costumes (leur sec onde peau). Un patchwork ludique et fluide composé de vêtements modernes et d'anciennes tenues, presque trop théâtrales, trouvées dans les réserves du Teatro National de Catalunya crée un désordre qui brouille les frontières des représentations et de leurs contextes historiques. Cela rend les personnages libres dans le mouvement constant de l'auto-expression et de l'auto-exploration, dans l'effort de connexion avec leurs multiples personnalités et avec le groupe lui-même.

La stratification, qui consiste à diviser la substance du spectacle en fils et en couches, est mise en place par le texte de la pièce. Victor Afung Lauwers a drastiquement réduit les dialogues à l’essentiel. La bonté cruelle et la douleur aimante portent le poids de l'ancien sans avoir besoin de beaucoup de mots. Victor Afung Lauwers a réussi à inventer une nouvelle notation, issue de la puissance des histoires shakespeariennes mais inspirée de nouvelles fréquences. Cette notation rend, grâce à sa structure rythmée et précise, chaque mot et chaque son indispensables. Selon Victor Afung Lauwers, les mots ne sont pas tout simplement répétés même s’il semble être le cas dans la structure du dialogue. Ils sont découverts et renouvelés en permanence. Dans cette logique, le texte oral est un acte de création de nouveaux mondes. Les comédiens conditionnent leurs corps comme instrument pour le jouer, pour faire résonner les mots et les laisser prendre le dessus ; s’échapper de leur nature descriptive, ouvrir l’abîme.

 

#4

Les thèmes de la violence évoqués par Shakespeare sont le fruit de son expérience de témoin oculaire. Il a vécu beaucoup de morts et de désastres. Les exécutions publiques, les émeutes, les duels violents, etc. Il a survécu à une pandémie. 20% de la population de Londres est morte en 1603 à cause de la peste qui se transmettait par les puces issues par les rats.

Shakespeare a aussi vécu la tristement célèbre époque de la chasse aux sorcières. Né un an après la publication de l'Acte contre les conjurations, enchantements et sorcelleries(An Act Against Conjurations, Enchantments and Witchcrafts) de 1563, sa carrière d'écrivain débute alors que les procès de sorcellerie atteignent leur sommet dans les années 1580 et 1590. Oui, les sorcières sont représentées dans son texte, Macbeth (1606) comme trois femmes détestables possédant des pouvoirs magiques. Pourtant, les faits de l'époque sont moins mystiques et révèlent toutes les formes possibles d'atrocité, de sadisme, de fanatisme et de préjugés à l'égard des femmes.

Les prétendues sorcières étaient accusées de s'adonner à la sexualité (y compris l'union charnelle avec le diable), de jeter des sorts et de rendre les hommes impuissants. La plupart étaient étranglés, brûlés sur un bûcher, pendus ou décapités. En outre, diverses formes de torture étaient appliquées spécifiquement aux femmes, comme les mutilations mammaires et génitales. Souvent, les femmes étaient abusées par ceux qui projetaient sur elles leurs fantasmes sexuels inassouvis, réprimés par la morale commune. De nombreuses femmes exécutées pour sorcellerie en Angleterre à l'époque de Shakespeare ne pratiquaient même pas la magie.[1]. Elles étaient les victimes d'un préjugé hallucinatoire contre la féminité brute, libérée et indomptée.

Il n'est pas étonnant qu'elles fussent souvent âgées, économiquement vulnérables et sans défense. La violence faite aux femmes, y compris la violence de nature sexuelle, est perceptible sur plusieurs plans, à savoir sur le plan économique, le plan social et celui de la classe. La discrimination a toujours revêtu de nombreuses couches interdépendantes dont la gravité dépend de la dynamique sociale, économique et culturelle. Les femmes des classes inférieures, les femmes moins instruites, les femmes migrantes sont généralement confrontées à davantage de problèmes.

 

#5

La chasse aux sorcières en tant qu’acte institutionnalisé était une croisade. Elle a posé les jalons du système de violence et de discrimination asphyxiante qui perdure depuis des siècles. Aujourd'hui, alors que nous assistons à une nouvelle vague de violence mondiale faite aux femmes, certaines sociétés commencent à réaliser que la haine envers les femmes est une forme de terreur et cherchent à modifier la loi pour que la haine envers les femmes soit reconnue comme un crime[2].

Au moins 17 millions de femmes et de filles issues de communautés pauvres en Afrique sont contraintes de parcourir chaque jour de longues distances à pied pour aller chercher de l'eau. Ceci accroît le risque de viol, de bastonnade, de maladie et même de mort[3].

Dans de plusieurs pays, une proportion importante de femmes victimes de violences physiques subissent également des abus sexuels. Au Mexique et aux États-Unis, des études montrent qu'entre 40 et 52 % des femmes victimes de violences physiques de la part d'un partenaire intime sont également agressées sexuellement par ce dernier, selon le Rapport mondial sur la violence et la santé[4] publié par l'Organisation mondiale de la santé.

En juin 2020, à Loveland, dans le Colorado, des policiers ont violemment interpellé une femme âgée qui souffrait, semble-t-il, de démence. Les enregistrements publiés montrent ces policiers en train de commenter l'interpellation : « J’étais surexcité. Je me suis dit, « D’accord, tu veux te battre, ma fille ? Battons-nous ! » Je l’ai mise au sol et tout. (…) Je n’en reviens pas d’avoir mise une femme de 73 sur le sol ».[5]

Le 3 janvier 2021, Ahlan Yonan, une Syrienne de 28 ans, a été retrouvée morte dans son appartement à Liège, en Belgique, les mains attachées dans le dos et une balle dans la tête. L’unique suspect dans cette affaire est son frère aîné qui était contre son style de vie à l'européenne.

En mars 2021, Sarah Everard, 33 ans, a été enlevée et assassinée alors qu'elle rentrait à pied de chez un(e) ami(e) à Brixton, à Londres. Un policier a été arrêté et accusé de son meurtre.[6]

Depuis des siècles, les hommes conquièrent le monde tandis que les femmes se débrouillent pour survivre. C’est encore le cas aujourd’hui. En 2021 le fardeau de la preuve dans ce crime a atteint un point critique lorsque la haine envers les femmes s'est avérée être un fléau mondial. Nous, les femmes, nous devons non seulement nous protéger mais aussi nous devons expliquer encore et encore que cette violence est bien réelle. Comme le dit si bien Rebecca Solnit, une auteure et philosophe américaine : « Le silence est ce qui condamne les gens à souffrir sans recours ; ce qui permet à l’hypocrisie et au mensonge de germer et de fleurir ; ce qui permet aux crimes de rester impunis ».[7]

Aujourd’hui les femmes qui se battent pour leurs droits ne sont plus silencieuses. Elles sortent du silence et leur voix ne sont pas faciles à contrôler. Les réseaux sociaux ont donné de l'espace et de la visibilité aux mouvements de base et aux témoignages individuels, révélant des histoires qui ne pouvaient pas être racontées dans le monde hiérarchique traditionnel des médias. Le mouvement #MeToo n’aurait pas pu atteindre une telle ampleur et suscitée une révolution sans l’aide des médias sociaux. L'impact émancipateur des communautés virtuelles, des le partage de vidéos et de l'auto-organisation sur la réalité hors ligne a été énorme.

Dans le même temps, les technologies de pointe en matière de communication en direct se sont transformées en instrument de pouvoir croissant et abusif à l’égard des femmes. La virtualité ouvre un vaste espace à la violence : la pornographie de vengeance, les images de viols, les enregistrement de lapidations, les harcèlements, les rituels sexistes de bizutage d'étudiantes, etc. Internet offre un espace illimité pour l'expression de la haine et permet aujourd'hui que jamais de trouver des alliés pour transformer cette violence jusque là imaginaire en actes concrets. Un exemple frappant est le nombre croissant de forums regroupant des « incels », une sous-culture en ligne qui distillent activement la haine envers les femmes, encourage la violence, propage des idées d'extrême droite, la misogynie et le racisme.

 

#6

Lorsque des contingents de tragédies non fictionnelles sont fraîchement diffusées par des médias en ligne, toutes les formes de violence sur lesquelles on peut fantasmer sont là, sur nos beaux écrans.

Alors devrais-je encore m’intéresser à Shakespeare aujourd’hui ?

Seulement si sa mythologie peut déclencher ce qui est latent, notre inconscient.

Seulement si ces vieilles histoires peuvent déclencher des hallucinations qui fournissent la preuve que tout est possible, et ainsi nous forcer à creuser davantage.

Mais que se passerait-il si nous changions le vecteur de notre regard et que, avec tout ce que nous portons sous nos paupières, nous revenions à la réalité artificielle du théâtre, où l'acte de violence n'est pas réel ? Que ferait le voile opaque de la narration sur notre imagination et notre sensibilité ?

Le pouvoir du théâtre est de transformer un fait en une fiction, de découvrir un fossile en attente de fouille.

Billy’s Violence : jalousie, jeux de pouvoir, amour adolescent, deuil, exploitation sexuelle et esclavage lié à la classe. N’avons-nous pas déjà entendu ces histoires ?

Qu’est-ce qu’elles cachent ?

 

#7

Imaginez-vous prendre un couteau et ouvrir le corps de Billy, ce corps fantasmagorique de Shakespeare, et trancher la peau du mythe.

Quel type de vraisemblance révélerait-t-il ? Et qu’en serait-il de la température du sang coulant à l’intérieur ? Ce sang, dont la chaleur et le souvenir maintient tout en vie dans son flux continu.

L’univers de Billy’s Violence prouve qu’en se tenant dans une scission entre la vraisemblance et la réalité, comme nous le faisons au théâtre, nous n'avons pas à repousser les fantômes et les hallucinations, comme moins légitimes et valables.

En effet, ils peuvent nous apprendre plus que ce que nous espérons.

Les comédiens sont comme des chamans. Ils induisent la présence des personnages en insufflant la vie aux personnages, en leur donnant leurs corps et leur énergie pour atteindre les énergies archétypales de la violence, de la tendresse, de l'appartenance, du désir, etc. Ils utilisent leur propre langage secret, un langage qui va au-delà des mots et leur sémantique développe ses propres solutions pour communiquer dans ce voyage que propose le spectacle.

Les personnages de Billy’s Violence sont fictionnels mais éternellement réels. Ils toussent. Ils ont du mal à respirer comme ci tout le monde dans la salle respirait de l’air contaminé. Le collectif fait un effort pour rendre la violence qui constitue la toile de fond du spectacle. De nombreuses sources d'énergie déferlent sur la scène. Cette stratégie décentrée, marque de fabrique du théâtre de Jan Lauwers, révèle la nature de la violence : éparpillée, perpétuelle, terre à terre, active sur le corps scénique polymorphe. La violence est toujours pluriel. Elle a besoin de plusieurs d’entre nous. Elle est avide.

 

#8

Imaginez les fibres de la violence qui nous lient les uns aux autres.

Imaginez toute la violence qu’il y a dans cette ville en ce moment alors que vous assistez au spectacle.

Imaginez que nous sommes faits de cicatrices qui grandissent sur des cicatrices, couvrant des plaies. Ces plaies se rouvrent.

Imaginez que chaque personne sur scène et dans la salle a déjà été victime et bourreau de la violence. Et peut-être même d'une manière que vous préférez ne pas savoir.

Imaginez vous à leurs places et eux à votre place.

Désespéré et espérant la guérison.

 

Anvers, mai 2021


 


[7] Rebecca Solnit, La Mère de toutes les Questions : Further Feminisms (poursuite du féminisme) (Chicago : Haymarket Books, 2017).