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Si vous ne pouvez pas le dire, chantez-le, si vous ne pouvez pas le chanter, dansez-le…

une conversation avec Thomas Bellink

Entretien
02.05.17

Thomas Bellinck in gesprek met Esther Severi (Kaaitheater, 2017)

Dans Simple as ABC #2, vous vous concentrez sur la gestion de ce que vous appelez « la machine à migration occidentale ». Que signifie ce terme pour vous ?

Je reprends ce terme du discours, mais je le réfute. Pour moi, il s’agit de politique migratoire. Ces dernières années, on observe un transfert majeur de la question migratoire : elle est passée du domaine politique à celui du management, de la gestion. Cela signifie que les questions humanitaires sont désormais traitées avec un certain pragmatisme. La politique migratoire se résume dès lors à une question : comment gérer de nombreux mouvements de multiples corps dans l’espace ? Et comment le faire de la manière la plus efficace possible ? La question est bien entendu : quels mécanismes de sélection se cachent derrière cette orientation gestionnaire, « managériale » qui implique bien plus que simplement « régler la circulation » ? Le résultat est une sélection sociale des corps souhaités et des corps indésirables.

Je suis frappée de vous entendre parler en termes assez abstraits de la migration et des migrants, de corps qui se meuvent dans l’espace. Dans votre spectacle vous parlez de « sujets de données » : des sujets enregistrés à la frontière dont l’existence se transforme en un ensemble de données. En principe, il peut être question de tout le monde dans cette terminologie abstraite.

En principe Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, souvent mentionnée aux infos dans le contexte de la crise des réfugiés, n’est pas une agence chargée du contrôle de la migration, mais des frontières. Son domaine de compétence couvre effectivement tous les mouvements qui ont lieu aux frontières. Cela concerne les 700 millions de corps qui passent chaque année les frontières extérieures de l’Union européenne, par terre, par mer ou par air. Mais en 2004, l’UE a très clairement érigé Frontex pour contrer ce qui était encore appelé « migration illégale » et qui s’appelle aujourd’hui « migration irrégulière ». Cela concerne 0,14 % des 700 millions de corps. L’agence observe les mouvements aux frontières, mais a surtout pour tâche de détecter les infractions. Cela peut concerner le trafic de stupéfiants ou d’armes, mais l’une des infractions est le franchissement de frontière non annoncé par des corps indésirables. Dans cette logique, les migrants « irréguliers » sont donc criminalisés au même titre que les cigarettes de contrebande ou les Kalachnikovs.

Je reprends le jargon du management pour y réfléchir, mais il faut en même temps faire attention de ne pas pérenniser de la sorte certains schémas de pensée. Tous ces termes et concepts sont incroyablement complexes. Ce que je peux essayer, c’est de mieux les comprendre dans un certain cadre de réflexion et d’ensuite les déployer à la faveur d’autres cadres de réflexion possibles.

« Sujet de données » est aussi un de ces termes qui circulent dans les documents officiels. Certains au sein de la direction l’utilisent, d’autres pas. Ce qui indique souvent de grandes disparités entre les textes d’orientation promulgués et la réalité du terrain. Mais ces mots circulent entre-temps. En tant que terme, « sujet de données » indique selon moi un étrange paradoxe : il y a d’une part la tendance à objectiver les êtres humains, à les réduire à des supports lisibles de données, mais d’autre part, à travers ses données personnelles, un être humain est extrêmement subjectivé. Cette tension paradoxale entre objet et sujet est omniprésente dans la politique migratoire. Les migrants irréguliers sont en général considérés comme un seul groupe, quelle que soit l’image « du migrant » diffusée en Occident. Par ailleurs, on devient irrégulier en fonction de données hyper-subjectives. Non plus – comme autrefois – en fonction du pays d’origine, mais aussi de ce qu’on possède, de sa catégorie de revenus et de son profil personnel.

Vous avez mené toute une série de conversations avec des personnes qui sont partie prenante de la politique migratoire – ce que vous appelez l’appareil, la machine, le dispositif. Comment passez-vous de la compréhension de leur jargon à sa représentation sur scène ?

J’ai toujours été intéressé par l’analyse du discours – non seulement par ce que disent les gens, mais aussi par la façon dont ils le disent. C’est pour cela que j’opte pour une recherche documentaire intense comme base de travail. Rien que dans une interview, la façon de s’exprimer – les hésitations, les répétitions… – en dit long sur la manière dont la personne se rapporte à ce dont elle parle.

Chemin faisant, je me suis rendu compte qu’il y avait autour de la gestion de la migration une abondante production et circulation d’images. Ces images peuvent aussi bien être verbales que visuelles : des mots comme « flux migratoires » ou « vague migratoire », des photos de grappes de gens sur une petite embarcation, des gens agglutinés derrière une grille, des colonnes de gens qui serpentent le long d’une route… Au sein de la gestion, bon nombre de ces images sont créées en cours de route et reprises par l’appareil en tant qu’ensemble. « Appareil » est d’ailleurs aussi un terme ambivalent : le risque de son usage est qu’il donne l’impression qu’il s’agit d’une instance unique, alors qu’il s’agit en fait d’un réseau qui se compose d’acteurs biologiques, de machines, de diverses organisations…

Ce qui est intéressant dans le mot « appareil » – et la façon dont le terme structure le matériau dans votre processus de création – est qu’il se rapporte à un seul mode de penser. Vous créez une métaphore : une machine qui comporte une certaine logique – logique qui, à son tour, s’autopropulse dès que la machine est mise en route.

En tant que terme, réseau est en effet trop général, trop vague pour ce que je souhaite faire dans le spectacle, car il passe à côté de l’intention de l’appareil. Je trouve intéressante la façon dont le philosophe italien Giorgio Agamben parle de l’appareil ou du « dispositif ». Il évoque la tension entre trois éléments : qui crée l’appareil, à quoi sert l’appareil, et le moment où l’appareil prend la relève. Le monde se décompose en créatures vivantes et en appareils, affirme-t-il. Les créatures vivantes ont produit les appareils à un moment donné et maintenant elles sont enfermées dans ces appareils, ce qui provoque un combat pour s’en libérer. Pour Agamben, cet appareil peut être un téléphone portable, par exemple, un objet créé dans un certain but. Cet objectif existe toujours, mais vient le moment où l’appareil prend le dessus et en tant qu’être humain, on est dès lors soumis aux conséquences de cette prise de pouvoir. L’appareil n’est plus seulement un outil qui sert à téléphoner, mais génère des changements comportementaux chez son utilisateur, entraîne le travail d’enfants dans les mines de cobalt, suscite la peur que le rayonnement des ondes soit néfaste… Si l’on ne peut pas se défaire de l’appareil sans plus, il ne faut pas non plus l’accepter sans esprit critique. Quelle est donc la voie médiane ? Comment rendre l’appareil visible, en révéler le mode d’emploi et ensuite tenter d’intervenir dans son usage ?

Quelle est la différence entre le matériau documentaire que vous avez recueilli en tant qu’intervieweur et son interprétation dans le spectacle ? Comment ce matériau se comporte-t-il dans votre propre récit ?

En général, je pars d’une réalité documentaire. J’enregistre des conversations et les considère comme un matériau plastique que je commence à façonner et à fictionnaliser. J’essaie toutefois d’être aussi transparent que possible dans la façon dont je fictionnalise, aussi bien envers les spectateurs qu’envers les personnes interviewées. Lorsque je vais discuter avec quelqu’un, je lui dis ce que je compte faire avec le matériau recueilli.

Dans la mesure du possible, j’essaie d’établir des échanges sur le long terme, comme avec Frontex. En 2015, dans le cadre de la production Infini de Jozef Wouters – avec lequel je retravaille à présent pour la scénographie de mon spectacle –, j’ai présenté Simple as ABC #1 : Man vs Machine. C’était un bref essai théâtral autour la technologie de pointe utilisée dans la gestion migratoire et le décor était une reconstitution de la situation room de Frontex. Je leur ai envoyé des photos de la scénographie. Pour Simple as ABC #2, j’ai proposé de leur sous-traiter dix minutes du nouveau spectacle et de leur mettre toute notre équipe à disposition. Ils n’ont finalement pas donné suite à la proposition, mais cela a néanmoins donné lieu à un entretien lors duquel ils ont mentionné l’idée d’insérer une scène d’opération de sauvetage. Cette scène n’a donc jamais vu le jour, mais la discussion qui l’évoque est bel et bien incluse dans le spectacle.

Ce que je respecte du reste, c’est l’anonymat. Je retire toutes les références à des agences ou à des institutions spécifiques, de manière à ce qu’on ne sache pas laquelle prend la parole. Je change ou supprime les noms des personnes avec lesquelles je me suis entretenu. En somme, j’essaie de séparer le matériau des personnes elles-mêmes, de sorte à obtenir une symphonie de voix, un appareil polyphonique qui rouspète parfois et se contredit même.

Assez rapidement dans le processus de création, vous avez décidé qu’une partie du spectacle serait musicale – la partie dans laquelle l’appareil, la machine a la parole. Pourquoi cette forme ?

Au départ, le choix du théâtre musical m’est venu de manière intuitive. En travaillant avec du matériau documentaire, je pars sans cesse en quête d’une sorte de narration nécessaire pour se rapporter à une réalité complexe. Une réalité qui ne veut plus de narration causale, linéaire ou de personnage métaphorique. Le théâtre musical est un genre dramatique qui dissocie de manière intéressante la forme et le contenu. On met quelque chose en musique et on a d’emblée pris distance d’une sorte de naturalisme.

Il existe une boutade fascinante dans le genre musical : If you can’t say it, you sing it, and if you can’t sing it, you dance it… (Si vous ne pouvez pas le dire, chantez-le, si vous ne pouvez pas le chanter, dansez-le…) Cela m’intrigue, parce que dans le documentaire, la possibilité de transformation me manque parfois. Le documentaire a souvent le réflexe révélateur qui donne priorité à l’aspect pédagogique et informatif : « Nous vous montrons la vérité derrière… » Alors que moi, je veux aller à la recherche de quelque chose d’imaginaire, de spéculatif, quelque chose qui peut engendrer un changement de perspective plutôt que remplacer un récit dominant par une énième revendication de vérité.