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Savoir plus - Akal

17.01.22

Nous sommes ensemble dans un endroit qui ne nous appartient pas

Conversation avec Radouan Mriziga par Elias D’hollander. Des informations générales sur le spectacle et le générique peuvent être consultées ici

Est-il possible d'utiliser la chorégraphie pour combler les lacunes de notre mémoire historique ? Dans Akal, le nouveau volet de sa dernière trilogie, Radouan Mriziga s'intéresse une fois de plus aux savoirs des Imazighen, le peuple indigène d'Afrique du Nord.
 

Elias D'hollander : Nous partageons cette fascination pour le mouvement et l'architecture qui sont d’importants fils conducteur dans votre travail. D’où vous vient cela ?

Radouan Mriziga : L'architecture est l'un des premiers arts que nous rencontrons et par lequel nous sommes influencé·es. Elle nous aide à construire certaines façons d’envisager l'espace, de percevoir les couleurs et la lumière, elle est gratuite pour tout le monde. Même lorsqu'un bâtiment est une institution, il n'est jamais institutionnel en soi, car il fait partie de la ville. En observant la géométrie et les paysages, quelque chose a commencé à devenir clair pour moi : le corps et l'architecture sont intimement liés. Dans mes études de danse, j'ai donc toujours gardé une curiosité naturelle pour cette relation directe avec l'environnement. Puisque cette approche est précisément la définition de base de la chorégraphie - la conception de l'espace et du temps pour les corps - il était logique d'utiliser les connaissances les plus proches de moi - une fascination pour l’architecture - et d'aller dans des directions différentes comme le recours à la poésie ainsi qu’au texte comme une extension de cette relation initiale.

ED : Pourquoi était-il important de travailler sur ce sujet ?

RM : Je ne dirais pas que c'était une “obligation”, mais que c'est venu naturellement. Dans tous les cas, j’avais cette fascination pour la géométrie et les arts depuis mon enfance, et c’est donc très naturellement devenu un outil au service d'une relation plus complexe avec la société en général. C'était la question-même : quel est l'impact de votre geste ? Ma réflexion sur le partage et la construction de l'espace vient précisement de là. Elle a émergé d'une envie d’élaborer un questionnement sur cet impact du geste à travers mon corps, l'espace qui m'entoure, le langage, le public et la société, “avec” quelqu’un·e d'autre. Le fait de partir du centre et de se déployer vers l'extérieur est également un concept de la géométrie islamique.

ED : Cela devient une question presque écologique ?

RM : C’est la raison pour laquelle je suis fasciné par la géométrie : elle consitute un point de départ qui peut devenir très complexe en se connectant à d'autres points pour construire toute une structure. J'aime cette phrase que nous utilisons dans 0.Extracity : "Construction is the process of making visible what was invisible.” L’espace n'est pas seulement ce que nous voyons, il n'est pas linéaire, tout comme le temps ne l'est pas davantage. Il est beaucoup plus inclusif. Lorsque vous pensez à l'espace en tant qu'imagination, il me semble qu'il s'agit d'être collectif·ve, de se sentir les un·es les autres dans différents lieux. Philosophiquement, il est impossible d'échapper au fait que nous partageons cet espace. La prise de conscience de cette écologie de l'espace a un impact direct sur notre relation à ce qui est partagé et donne naissance à notre écologie en tant que globe, de notre pensée “commune”. Il s'agit alors de savoir comment “tout” distribuer équitablement : l'espace, la richesse, le pouvoir, la connaissance.

ED : Donc la relation à l’architecture est appréhendée comme un outil pour penser à ce qui se noue entre les gens ?

RM : Oui, et toujours avec une architecture éphémère, un mélange de constructions concrètes et d'espaces imaginaires. Nous partageons cette porte par exemple, mais lorsque j'ajoute du texte, elle devient peut-être une porte vers un jardin en bouteille. Nous partageons maintenant cette image et ni vous ni moi ne pouvons la garder pour nous seul·es. Contrairement au fait d'avoir “son propre” lieu, nous avons cet espace “ensemble”, sans efforts. Nous sommes ensemble dans un endroit qui ne nous appartient pas. Je trouve que c'est une belle poésie de l'espace. J'espère que ce geste peut avoir un impact sur les personnes qui font partie de mon travail, que nous partageons quelque chose mais que nous ne le possédons pas individuellement. Elle n'existe que “parce que” nous la partageons.

ED : C'est de là que vient l'utilisation du ruban adhesif et de la craie ? En tant que blocs de construction d'une architecture partagée ?

RM : Bien sûr, ils sont aussi un choix très pratique, mais ils proposent une belle qualité de création d'espace avec l'outil le plus simple que vous puissiez avoir. Comme lorsque nous avions l'habitude de dessiner des espaces sur le sol quand nous étions enfants et qu'ils devenaient une maison. Vous faites l'expérience de la création de l'espace ainsi que de l'impact de cette création. Ainsi, ces deux outils apportent la curiosité de l'enfant, la possibilité de poser un geste, de le repenser, de douter, puis de l'effacer s'il n'est pas le bon à ce moment-là. De cette façon, mon travail ne consiste jamais à créer des monuments. C'est là que l'architecture se détache du corps et représente une sorte de pouvoir, qui aura toujours tort. Car un jour, ce pouvoir sera remis en question et deviendra étranger. Ces matériaux plus éphémères permettent à l'espace de garder une profonde harmonie avec le temps.

ED : Cette approche semble différente de celle de Tafukt, par exemple, où l'espace semble moins éphémère. Comment ressentez-vous cette différence ?

RM : Ce n'est pas si différent finalement, la création de l'espace est juste plus visible en trois dimensions, mais demeure techniquement très simple : feuilles d’aluminium, carton et plastique. Dans cette nouvelle trilogie, je travaille sur le temps et sur la manière de repenser l'espace de l'histoire. Comment le partager et le questionner et comment “ne pas” en parler dans une linéarité temporelle avec des événements qui, comme les monuments en architecture, appartiennent à un pouvoir et à un moment du temps. C'est donc précisément parce que le temps avec lequel je joue n'est pas linéaire que nous avons eu besoin de clarifier “certaines” directions. Le rythme tridimensionnel est un outil utile pour cela, car il peut englober différentes strates de sens, littéralement et symboliquement, comme un “volume” de sens. La structure d'Ayur, par exemple, est un géodôme en carton et plastique recyclés. Elle évoque la lune, à laquelle Tanith, la déesse avec laquelle nous travaillons, est liée. Elle est aussi représentée par les Amazighs, le peuple indigène d'Afrique du Nord, par le triangle, la forme de base du géodôme. Elle fait même référence à Star Wars, puisque les réalisateur·ices ont utilisé l'architecture de Tattooine, une ville réelle de Tunis, dans le film, mais n'en ont pas donné le crédit. Ainsi, lorsque je travaille sur l'espace, c'est le temps qui nous guide, où l'espace reste fluide, pour que nous puissions rester ensemble. Alors que dans cette trilogie, c'est le contraire. Un espace plus défini donne plus de liberté au temps.

ED : La façon dont vous avez fabriqué le géodôme est également complexe : carton périssable, facilement démontable, et pourtant, sur le plan architectural, le triangle est la forme la plus solide ?

RM : C'est exactement ce que je ressens. On part de triangles et on les place de manière très précise pour qu'ils se soutiennent les uns les autres, mais quand il y a une erreur, la structure s’effondre. Il s'agissait vraiment de savoir comment construire avec ce paramètre de fragilité. Tom, un architecte, a en quelque sorte conçu le dôme, mais parfois il tombe quand même et nous devons le fortifier avec des fils. Pour moi, c'est très symbolique du concept lui-même. La force du triangle s'adoucit en quelque sorte par le choix du matériau et la possibilité d'erreurs, et devient quelque chose qui sera affecté par le temps. Cela nous ramène à l'idée de la craie et du ruban adhésif, du temps qui fait partie intégrante de la structure et qui peut être facilement enlevé. Vous ressentez le temps comme étant avec vous, dans l'espace, continuellement. Dans une structure solide, nous sommes dans l'espace, sans temps.

ED : Vous travaillez ici sur trois déesses qui toutes partagent historiquement les mêmes racines. Pourquoi cette décision de remonter chronologiquement de la plus jeune, Athéna, à Neith, la plus ancienne, en passant par Tanith ?

RM :  En raison de la question de savoir comment nous pouvons parler de l'histoire. Il y a toujours cette tendance à aller de l'avant, à passer et à penser que nous avons dépassé l'histoire. L'holocauste et le colonialisme maintenant derrière nous, nous sommes aujourd’hui ailleurs. Mais leurs effets demeurent et nous devons constamment trouver des moyens de nous y rattacher. Accepter qu'ils ont modelé notre présent et réfléchir à la manière dont ils pourraient façonner notre avenir. Cette chronologie n'a pas pour but d'inverser l'histoire linéaire, mais parce que les déesses en constituent elles-mêmes une. Elles ont juste des noms différents. Neith, la créatrice du monde, est liée à la terre. Tanith est liée à la lune et Athéna, au soleil. Il y a donc ce mouvement dans la trilogie, partant du soleil, allant vers de la terre - à Neith. Donc revenir en arrière, c’est dire que “nous allons vers” quelque chose, qu'elles ne sont jamais parties.

ED : Et à la vie qui n'est possible qu'avec la relation parfaite entre le soleil, la lune et la terre.

RM : Exactement.

ED : Votre nouveau projet s'appelle Libya, le lieu de naissance de Neith. Que pouvez-vous nous dire sur cette œuvre ?

RM : Je pars de l'endroit où le Sahara était une forêt, comme un moyen de passer à travers différents points dans le temps, de la Libye et de l'Afrique du Nord, à la Méditerranée, aux Arabes et aux Français, jusqu'à, espérons-le, un avenir meilleur. Tout un regard posé sur l'histoire à travers les éléments avec lesquels les Amazighs ont conservé leur héritage : l'art, la langue et l'espace. La Libye était le nom de toute la région amazighe, mais le colonialisme l'a isolée. Seulement si l'on parle de l'espace comme d'une séparation. Lorsque l'on considère les Amazighs comme une histoire, il devient évident que l'on ne peut éviter leur imbrication. De la même manière, la Méditerranée se meut un espace beaucoup plus fluide. C'est encore cette géométrie qui permet la complexité, de sorte que cela n'a plus de sens d’appréhender l'histoire d'un seul point de vue.

L'idée de collectivité réapparaît soudain. Du positif au désastreux, nous devons être conscient·es que nous la partageons sans la regarder via les prismes des archives et monuments, mais voir comment les choses sont liées entre elles. Encore une fois, partir de son propre corps, à travers son histoire jusqu'à quelqu’un·e d'autre, des ancêtres à la métaphysique, pour être ensemble. Grandir pour devenir une fois de plus cette chose unique et partagée. Dans l’espace.