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À propos d’un no man’s land densément peuplé

Article
16.02.18

Depuis dix ans, le Kaaitheater travaille en étroite collaboration avec Globe Aroma. Nous coproduisons et présentons leurs productions socio-artistiques et depuis quelques années, nous prenons également une partie de leur administratives à notre charge. Aussi que la descente de police à Globe Aroma nous a-t-elle frappés au cœur. Nos témoignages de soutien sont sincères, concrets et signifient avant tout que nous allons poursuivre notre collaboration et même l’intensifier, en partenariat avec d’autres organisations.

D’aucuns prétendent qu’en agissant de la sorte, nous nous plaçons au-dessus de la loi et que nous faisons preuve d’un sentiment de supériorité vis-à-vis du citoyen ordinaire. Notre maintien délibéré d’un certain flou dans la distinction entre nouveaux arrivants dotés ou dépourvus de papiers, ferait le jeu des trafiquants de l’autre côté de la Méditerranée…

Il est peut-être temps d’apporter quelques nuances à ce discours.

La tension entre droits civils et droits humains universels est ancienne. La Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – qui reste un texte fondateur pour la constitution de nos États Nations modernes – mentionne déjà les deux séparément. Depuis 1789, cette tension n’a cessé de croître.

Certains de nos politiciens actuels les plus en vue savent pertinemment bien que la Belgique est un des premiers pays à avoir introduit la déchéance de droits civils pour sanctionner des actes antinationaux.

Dans l’espace entre droits civils et droits humains errent de plus en plus de gens, d’une variété toujours croissante. Cet espace intermédiaire ressemble à un no man’s land toujours plus densément peuplé. Il démontre en premier lieu la difficulté d’un État Nation à prévoir dans sa législation un statut stable de « l’humain[1] ».

Les droits humains s’avèrent ne pas être universels, mais être la propriété factuelle de citoyens nationaux. Les migrants en transit nous le démontrent une fois de plus aujourd’hui en refusant de se tourner vers l’État belge, mais en étant simplement sur le territoire. Dans nos villes européennes, des dizaines de milliers de personnes errent sans papiers. Certains politiciens voudraient nous faire croire qu’un simple « renforcement » de l’État et de l’application de ses lois suffirait à faire disparaître le no man’s land. Je crains que ce soit non seulement une illusion, mais que cela témoigne en outre d’une simplification politique, intentionnelle ou pas. En disant cela, je ne plaide pas pour l’anomie, mais pour le principe de réalité. Peut-être que la réalité est quelque peu différente à Termonde qu’à Bruxelles, mais ne vous faites pas d’illusions là non plus. Le no man’s land nous environne tous.

En ces temps de mondialisation et de financiarisation, l’image d’un « État fort » est plutôt risible. Le pouvoir et la politique prennent depuis un temps déjà des chemins divergents. Depuis les années 80, le pouvoir se concentre dans une sorte d’extraterritorialité qui réunit les « acteurs économiques mondiaux », tandis que la politique a décliné au niveau inférieur de la « politique de vie », avec pour conséquence une société civile hyperactive, mais moins stable et qui fluctue très vite. Au milieu de tout cela, l’État Nation, à bout de souffle, cherche des perspectives d’action. J’ai bien peur que l’État Nation en soit réduit à devoir négocier, aussi bien vers le haut que le bas. De même qu’il a été forcé de le faire avec General Motors, Ford, ou récemment encore avec Carrefour, il ferait mieux de l’envisager avec la société civile organisée.

Cette relation entre le gouvernement et la société civile organisée est sous forte pression depuis le début de la révolution néo-libérale au milieu des années 80. La société civile « pilarisée », typiquement belge, a été mise à mal et cela se poursuit à ce jour. Pas plus tard que ces jours derniers, des politiciens ont fait des déclarations virulentes sur le rôle de la société civile. Mais la relation s’est particulièrement complexifiée au cours de la dernière décennie. Toujours plus d’initiatives citoyennes à l’approche ascendante sont venues combler les lacunes de la société civile gravement blessée. Surtout dans les grandes villes, on a vu se manifester cette société civile nouvelle, moins stable il est vrai, mais exceptionnellement active (voire activiste).

Au cours des vingt dernières années, le monde culturel a également abandonné sa position classique de composante de la société civile pilarisée pour s’inscrire dans un courant plus actif et plus flexible au sein de la nouvelle urbanité. La vitesse et la puissance avec laquelle les citoyens se sont organisés ne peuvent que s’expliquer par l’urgence. La complexité urbaine échappe à l’approche verticale classique des instances gouvernantes et requiert une approche plus horizontale, plus développée en réseaux. Un domaine dans lequel cette tendance devient manifeste est précisément le no man’s land entre droits civils et droits humains universels mentionné précédemment. La société civile prend toujours davantage les dispositions nécessaires dans ce no man’s land. Certes, elle enfreint ce faisant l’ordre dominant et la cohésion régnante et crée des liens au-delà du point où chaque être vivant est réduit à l’état de sujet contrôlé et maîtrisable[2]. Elle ne le fait pourtant pas pour se placer au-dessus de la loi, mais justement pour venir en aide à l’État de droit là où celui-ci se heurte à sa propre impuissance.

Souvent, pas toujours, les activités organisées par la nouvelle société civile dans le no man’s land en reviennent à des fonctions de soin et de prise en charge qui cadrent dans l’ordre dominant. Il en va de même pour Globe Aroma. Ils n’exigent pas explicitement un rôle dans le no man’s land mais font face, à partir de leur travail avec des demandeurs d’asile « officiels » et de nouveaux arrivants, à l’extrême précarité qui prévaut dans cet espace intermédiaire. Il est impossible et serait inhumain d’opérer à tel moment une distinction entre nouveaux arrivants avec ou sans papiers. Aujourd’hui, des organisations socio-culturelles, sociales, sportives, éducatives, de jeunesse et de santé négocient avec tous leurs subventionnaires et autres partenaires sur l’obtention d’un statut dont pourrait germer une position de crédibilité et de confiance qui leur permette implicitement de poser le pied dans le no man’s land. Bon nombre d’autorités publiques, surtout locales, en sont conscientes et reconnaissent l’importance humanitaire de ces activités dans la « zone grise ». Mais pour les autorités fédérales, dirigées à l’heure actuelle par un gouvernement qui opte pour un « État fort » et cherche surtout à se profiler en tant que tel, ces activités se révèlent difficilement acceptables.

Je pense cependant que négocier est la seule réelle option possible, même à ce niveau. L’énergie politique civile à Bruxelles est plus vivante que jamais. Les citoyens ne sont pas les individus submergés par l’émotion au point d’en perdre de vue l’intérêt commun. Non, ils témoignent manifestement que leur vision de l’intérêt commun n’est pas bercée par l’émotion, mais qu’elle est au contraire extrêmement lucide et qu’elle se fonde sur la réalité qui leur saute quotidiennement aux yeux.

Guy Gypens
Directeur général du Kaaitheater

 

[1] Giorgio Agamben, Au-delà des droits de l’homme – Exil et citoyenneté européenne (1994)
[2] Marc Schuilenburg, The Refugee as Homo Sacer, Open, 2008, nr. 15