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« JE M’INTÉRESSE AUX BÂTIMENTS ET À L’USAGE DE L’ESPACE »

une conversation avec Radouan Mriziga

Entretien
16.10.20

Une version mise à jour de la conversation avec Radouan Mriziga, pour sa résidence au Kaaitheater 2017-2021, par Esther Severi (Kaaitheater, 2017).

Le chorégraphe et danseur Radouan Mriziga a étudié la danse à Marrakech, puis en Tunisie, et ensuite à P.A.R.T.S., à Bruxelles. Intéressé par la relation entre le corps et son environnement, c’est l’architecture qui constitue le fil rouge à travers son œuvre. « Pour moi, l’important est d’avoir la liberté de présenter mon travail dans des contextes différents et d’être surpris de constater à quel point chaque contexte peut ajouter quelque chose au travail. »

Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à la danse et pourquoi vous a-t-elle amené du Maroc à Bruxelles ?

Mon intérêt pour la danse m’est venu de manière assez organique, bien que la danse contemporaine n’ait pas fait partie intégrante du contexte dans lequel j’ai grandi. J’ai toujours pratiqué plusieurs activités physiques : différents sports et de la street dance. Au départ, la danse était un intérêt parmi d’autres, mais j’ai rapidement eu envie d’en faire une pratique quotidienne. Au Maroc, il n’y avait cependant pas de scène de danse – ni subventions ni écoles d’ailleurs –, donc il m’a fallu développer ma propre pratique. À un moment donné, j’ai rencontré deux artistes qui allaient devenir mes premiers véritables mentors, Jacques Garros et Jean Masse. Ils ont animé un atelier à Meknès (Maroc) et m’ont suggéré de m’inscrire dans une école de danse en Tunisie, où l’on m’a transmis l’importance du travail corporel et une connaissance scientifique de l’anatomie. Cela a eu un grand impact sur mon éducation artistique. Après la Tunisie, je suis parti en France pour suivre mes études avec Jacques et Jean, mais j’ai senti qu’il me fallait d’autres perspectives. J’ai entendu parler de P.A.R.T.S., j’ai posé ma candidature et je suis venu à Bruxelles. Ce qui m’a attiré à P.A.R.T.S., outre la formation technique, était l’accent mis sur la chorégraphie et la performance, et une façon différente d’aborder la théorieque celle qui m’avait été proposée dans mes formations précédentes. À P.A.R.T.S., la notion de théorie était très étendue et ouverte et devenait ainsi une source possible de spectacle. La combinaison de différentes formations m’a bien convenu, moi qui n’ai jamais aimé l’idée d’être coincé dans une seule conception. Chaque formation m’a poussé vers la suivante, sentant chaque fois qu’il me fallait réagir à quelque chose de spécifique, continuer à chercher, découvrir un nouveau mode de pensée.

Votre évolution de danseur vous a mené vers un autre continent. Comment donnez-vous corps à la distance entre votre lieu d’origine et votre contexte de vie actuel ?

J’aime vivre et travailler à Bruxelles, mais depuis que j’ai achevé mes études à P.A.R.T.S., je ressens le besoin de ne pas me produire exclusivement en Europe occidentale. Mes antécédents culturels sont en partie le berceau de mes intérêts et de mon inspiration, donc il me faut rester en lien avec cette part de moi. À l’heure actuelle, il y a plus de possibilités pour la danse au Maroc. J’y ai établi un bon réseau et je travaille à différents projets. En 2016, j’ai interprété une brève chorégraphie lors de l’ouverture de la Biennale de Marrakech, qui est un assez grand événement. La soirée est diffusée en direct à la télévision dans tout le pays et fait beaucoup d’audience. Opter pour une pièce de danse contemporaine lors d’une inauguration suivie par tant de gens est donc une décision claire et importante qui démontre qu’il y a une ouverture, que la perception de la danse est entrain de changer. Espérons que cela générera des conditions différentes pour les jeunes danseurs marocains dans un futur proche.

Quels sont les principes clés de votre pratique artistique qui résonnent dans toutes vos créations ?

Une question importante pour moi est de savoir comment me servir de la danse et de la chorégraphie en tant qu’outils pour aller au-delà de ces disciplines. Je m’intéresse à l’exploration de la connaissance du corps et du mouvement pour pouvoir produire de nouvelles choses et développer un rapport différent à l’environnement direct. Cette question est récurrente depuis le début de mon parcours artistique. D’autres strates s’y sont ajoutées de manière organique. Par exemple, mon intérêt initial pour l’édification et la construction en tant qu’actions m’a amené à effectuer des recherches sur l’architecture et les mathématiques. Dans l’architecture arabe, les mathématiques jouent un rôle symbolique. À partir de là, j’ai élaboré des idées sur la relation entre le mental, le corps et l’esprit, ce qui est devenu la part essentielle de ma création artistique.

Au Kaaitheater, vous avez présenté un solo, 55 (2014), et un quatuor, 3600 (2015), les deux premiers volets d’une trilogie. En mai 2017 , durant le Kunstenfestivaldesarts, vous avez présenté la partie finale, 7. Que recherchez-vous dans ces créations et pourquoi une trilogie ?

Une trilogie me permet de faire des recherches plus approfondies sur un thème spécifique et de souligner la continuité du travail. Le sujet général est le rapport entre le corps en mouvement et la construction et l’expression de formes architecturales et sculpturales en relation avec l’idée de l’artisanat. J’ai commencé par un solo, 55, dans lequel j’ai utilisé mon propre corps (en mouvement) comme outil pour créer une structure. Cette structure est devenue un dessin au sol. Ensuite, j’ai eu envie de collaborer avec un groupe afin de voir la recherche résonner dans les corps des autres, de pouvoir prendre du recul vis-à-vis du processus et de l’observer à distance. Dans 3600, j’ai commencé à construire, avec trois danseurs, des structures en briques afin d’explorer les mouvements et les rythmes de la construction par opposition au mouvement qui habite ces structures. La dernière partie porte le titre 7, en référence à l’idée des sept Merveilles du Monde antique. Il y a sept performeurs sur scène, donc l’ampleur est à nouveau augmenté. La pièce se concentre sur l’idée d’une merveille, une structure « plus grande que nature » ou une fantaisie, en relation avec le corps humain qui est resté le même à travers l’Histoire – une incroyableet mystérieuse merveille en soi !

Vous faites allusion à l’artisanat – comment cette idée est-elle apparue dans le thème de vos productions et quelle est la relation de ce sujet avec votre propre pratique de danseur et de chorégraphe ?

La notion d’artisanat était déjà présente dans 55 et dans 3600, mais plutôt en tant que strate sous-jacente. Dans 7, cela prend de l’importance et devient dominant. Je me suis rendu compte que le rapport entre la danse, la construction et l’architecture réside précisément dans cette idée d’avoir du métier, du savoir-faire. De plus en plus, je me concentre spécifiquement sur la raison pour laquelle il importe de faire des choses avec nos mains et nos corps et de les faire exister de cette manière. Je parle souvent d’une danse, d’une chorégraphie ou d’un spectacle comme d’un objet parce que je les considère comme des choses « fabriquées avec le corps ». Et pour moi, l’artisanat est aussi lié au temps. Dans la danse, ou le spectacle vivant en général, le temps qu’il faut pour vraiment créer quelque chose est un temps spécifiquement partagé entre les danseurs et le public. Peut-être est-ce ce qui demeure de l’artisanat à notre époque : une fabrication, un façonnage en direct et devant témoins, et ainsi une véritable compréhension de l’effort et du savoir-faire...

Vous présentez votre travail dans différents contextes – dans les arts du spectacle vivant ainsi que dans les arts visuels, par exemple. Avez-vous un désir particulier d’être actif dans le champ des arts plastiques et d’échapper à la black box du théâtre ?

La black box est un espace très important pour moi – un espace que je désire remettre en question en en sortant et en y revenant. J’explore les différences dans le fait de se produire à l’intérieur ou à l’extérieur de cette boîte noire, qui est un espace astucieux, doté d’une perspective et d’une machinerie qui influencent ou orientent la vision. Dès qu’on le quitte, tout change du tout au tout. La tension entre ces différents modes de vision est quelque chose que j’emporte avec moi dans le processus de création. Par exemple, j’ai sciemment rendu le solo 55 flexible. Lorsque je travaillais à la création de cette pièce dans la black box, j’imaginais déjà d’autres contextes de présentation – des lieux en dehors de la boîte noire et en dehors de l’Europe. Je l’ai rendue flexible pour qu’elle puisse voyager et s’adapter facilement à différentes situations. Le scénographe Jozef Wouters a dit quelque chose de très intéressant au sujet de mon travail : que les objets que je crée avec la danse sont toujours centrés et non pas reliés aux murs ou aux bords de l’espace théâtral. Je crois que je le fais pour ne pas me sentir figé dans un espace, pour pouvoir véhiculer l’idée de flexibilité dans la nature même du travail. À présent, pour ma nouvelle création, 7, cette donnée devient une question importante – comment augmenter l’échelle tout en gardant cette dynamique de flexibilité... Je ne recherche pas de champ spécifique où me produire, ce qui m’importe, c’est d’avoir la liberté de pouvoir présenter le spectacle dans différents contextes et d’être surpris à quel point un contexte peut ajouter quelque chose au spectacle. Par exemple, nous avons présenté 3600 au Musée Leopold à Vienne, le cadre ou l’architecture dans lequel nous nous sommes produits résonnait très fort avec la pièce, ce qui pour moi rend le travail très vivant et dynamique.

Le contexte, le cadre et l’architecture sont des mots-clés dans votre pratique. Est-ce qu’en ce sens, la ville de Bruxelles est aussi une source d’inspiration ?

Je m’intéresse aux bâtiments et à l’usage de l’espace, donc la ville dans laquelle je vis a de toute évidence un impact sur mes réflexions. Je vois un parallèle intéressant entre Marrakech, où j’ai grandi, et Bruxelles. À Marrakech, une grande partie de la beauté de la ville et de l’architecture est cachée. La façade d’un bâtiment n’en révèle pas ou ne représente pas l’intérieur. Parfois, j’ai le même sentiment à Bruxelles. Il faut voir à travers le chaos, voire la laideur pour percevoir sa beauté. Je trouve cela intéressant et inspirant ! Et je n’éprouve aucune difficulté à faire partie de ces deux villes. On peut y errer, y disparaître, ou devenir partie intégrante de l’espace lui-même.