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Forces of Nature

Feuille de salle
06.09.21

une négociation entre les besoins ou les désirs individuels et collectifs

un entretien avec Ivana Müller, par François Maurisse

Quelles ont été les bases de Forces de la nature ? Comment les réflexions et le désirs de créer se sont-ils enclenché ?

La première question qui a émergé dans les réflexions au début de ce travail était : quelles forces agissent sur nous et comment nous font elles bouger ? Premièrement, nous nous sommes plutôt focalisés sur les forces qui traditionnellement construisent le mouvement, les forces mécaniques, physiques. Mais très vite en se posant cette question de manière plus large et plus pertinente, nous nous sommes rendu compte que ces forces correspondent aussi à des forces émotionnelles, sociales, politiques, intimes.

Ce que je trouve intéressant, c’est que les forces ont toujours cette double fonction, elles nous forcent, elles nous empêchent, nous contraignent, nous imposent des limites physiques, ou bien géopolitiques etc. mais d’un autre côté, ce sont ces forces-là qui nous font changer en permanence. Ces forces nous permettent des transformations, des mouvements, des déplacements… Dans le cas des forces physiques, par exemple, c’est la gravité qui nous contraint, qui nous tire vers la terre, qui nous maintient au sol, mais elle nous permet aussi de bouger, de marcher, de nous tenir debout. Les empêchements qui peuvent advenir, qui adviennent historiquement, qui sont vécus dans le moment où ils se passent, peuvent être sentis comme contraignants, presque violents. Mais également, ils modifient nos manières de réfléchir, de penser, de se rassembler, de réfléchir l’autre.

Quand nous avons commencé à créer la pièce, nous avons commencé à imaginer différentes formes à partir de ces questions-là et cela s’est passé juste avant que la pandémie ne se déclare. C’était vraiment une force qui s’est présentée à nous, qui était immédiate, très réelle, très présente, qui a agi non seulement sur chaque individu, à différents degrés, prenant des différentes formes, mais sur toute la collectivité, sur tout le monde.

Cette nouvelle condition qui s’est imposée à nous, nous a fait travailler différemment, nous a fait nous connecter différemment. Concrètement, nous ne pouvions pas travailler dans des studios de répétition, nous ne pouvions pas nous voir en vrai, donc nous avons été obligés (peut-être nous nous sommes obligés :)) à trouver des formes nouvelles de travail, à travers la visio, en écrivant individuellement dans nos espaces de vie, et en lisant collectivement ces écrits chaque soir, aux autres, sur Skype.  Cette forme de travail était inspirée par le concept du Decameron de Boccace. Ceci a impliqué une autre manière de constituer une communauté, de rester en contact, de continuer malgré les circonstances, malgré ces nouvelles conditions, de s’inspirer, de travailler et d’échanger. C’était une expérience à la fois très stimulante et très contraignante, mais je pense que ça nous a ouvert la possibilité de continuer notre pratique, à la fois d’un point de vue artistique mais aussi du point de vue du travail, du concret. Au sein de la compagnie nous avons beaucoup parlé de la nécessité de créer un contexte dans lequel nous allions pouvoir continuer à travailler, être rémunérés, de créer des moyens de soutenir cette création qui devait faire avec des conditions particulières.

Depuis le début de son processus de création, la pièce a été soumise à toutes sortes de forces, de contraintes. Parfois j’avais l’impression que nous faisions une traversée de l’Atlantique dans un bateau qui n’était pas du tout comme il aurait fallu qu’il soit, qui avait plein de failles, un tout petit bateau qui nous transportait, alors que la météo était très mauvaise, qu’il y avait beaucoup de tempêtes, qui ont duré pendant presque une année. Évidemment je parle de la tempête comme une métaphore qui illustre toutes les complications dans lesquelles on s’est trouvés durant toute la production de cette pièce, principalement en raison de la pandémie. Ce que je trouve intéressant encore une fois, c’est que toutes ces étapes ont aussi changé la pièce. On peut dire, comme presque toujours dans mon travail, que cette pièce est vraiment un très bon témoignage de son propre processus de création. Et encore une fois, cette pièce représente un groupe de gens, une communauté de gens qui posent des questions et se mettent en question. Qui se posent des questions et qui en font un voyage, un trajet ensemble.

Une des idées « porteuses » de Forces de la nature est celle d’interdépendance. Tu pourrais nous expliquer comment, selon toi, celle-ci s’ancre dans la pièce ?

L’idée d’interdépendance est d’abord très clairement présente dans la condition physique dans laquelle se trouvent les interprètes (Julien Lacroix, Julien Gallée-Ferré, Vincent Weber, Daphné Koustafti en alternance avec Anne Lenglet, et Irina Solano en alternance avec Bahar Temiz). Ces 5 personnes sur scène sont liées par des attaches physiques qui les tiennent à distance les uns des autres, dans un état de tension et qui les empêchent en partie de bouger individuellement. Toute la pièce est une négociation entre les besoins ou les désirs individuels, et les besoins ou désirs collectifs. Tous les mouvements physiques mais aussi les mouvements de pensée sont créés avec cette condition comme base.

La pièce est aussi un processus de construction d’un écosystème possible, d’un habitat imaginaire mais aussi, réel et physique. Tout au long de la pièce les interprètes travaillent sur une construction concrète, ils tissent une forme, un objet. Donc il y a plusieurs niveaux, plusieurs « textualités » sur lesquelles la pièce se développe. Il y a d’abord le travail manuel du tissage, la production artisanale de cette immense construction concrète qui est en train de naître à chaque représentation sous les yeux des spectateurs. (Alix Boillot a collaboré sur la scénographie) Puis il y a les conversations menées tout au long de la pièce, un texte dans lequel les cinq personnes sur scène échangent leurs préoccupations et questionnent certaines idées, sujets, notions qui ont par ailleurs traversé nos conversations pendant tout le processus de création. Et après il y aussi une chorégraphie, dans laquelle les mouvements ne sont jamais décoratifs, qui se passe dans l’espace physique, et qui est la conséquence, on va dire, des engagements mentaux et physiques des interprètes.

Tu parles souvent de l’idée d’écosystème dans ton travail.

J’aime bien cette idée, parce qu’un écosystème est toujours vivant, c’est une forme organique, il change en permanence et il est basée sur la dynamique d’interdépendance. Tous les acteurs d’un écosystème vont le créer, agir sur lui, l’influencer.

Quand on parle de l’écosystème du théâtre ou du théâtre comme un type d’écosystème, c’est tout d’abord un environnement, un lieu, avec ses saisons, avec ses « fruits » visibles et ses processus invisibles, en coulisse… Et il y aussi ses populations, les espèces vivantes qui l’habitent et le créent.  Dans une soirée de spectacle, les spectateurs créent la pièce en même temps que les interprètes ou les techniciens. Le spectacle est aussi soumis à des influences qui dépassent des murs mêmes du théâtre, par exemple le moment historique dans lequel la pièce est créée, la météo au dehors, la position de la lune… tous ces éléments, toutes ces forces, qui sont incontrôlables, mais présents.