This Cavern
Ici vous trouvez une déscription courte du spectacle et le générique.
LA DANSE EST UN ÉTAT DE CONSCIENCE
texte par Lieve Dierckx
Est-il possible d’atteindre un état dans lequel « danser » et « accorder de l’attention » signifient la même chose ?
Qu’est-ce que la danse et de quoi s’agit-il exactement ? Telle est, en quelques mots, la question autour de laquelle Daniel Linehan articule son œuvre chorégraphique depuis 2003. Lorsqu’il a baptisé son organisation bruxelloise Hiatus, il cherchait encore à explorer l’espace entre la danse, le texte, la voix et la vidéo. Dans une sorte de négatif photographique, il a mis en lumière ce qui n’en fait pas partie : dans Not about Everything (2007), par exemple, au milieu d’un cercle de textes, il tourne autour de son propre axe, dans un rituel interminable, tout en racontant ce qu’il ne veut pas aborder. Pas lui-même, pas la politique, pas le désespoir, pas la virtuosité, pas l’agitation sociale.
Il trouve toujours le silence de ce type de négatif indispensable. « Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est très complexe et envahi par une grande densité d’informations. Dans mes représentations, plutôt que d’ajouter du contenu, je veux que nous nous vidions et que nous fassions émerger une ouverture dans la danse elle-même, dans laquelle les interprètes et le public peuvent prendre le temps d’écouter et de réfléchir ensemble », précise-t-il en préambule à Listen Here: This Cavern, le deuxième volet de son diptyque Listen Here.
Simultanément, au fil des années, cette attitude entraîne une transformation de son œuvre : le public et le monde extérieur se rapprochent.
« Plutôt que de me considérer comme un chorégraphe, je me vois de plus en plus comme quelqu’un qui guide des expériences ici et maintenant : dans les répétitions avec les danseurs, dans mes performances sur scène et dans des formats plus ouverts », affirme Daniel Linehan. « De ce point de vue, le lien entre les différentes activités que nous entreprenons avec Hiatus me paraît aussi plus clair. »
En plus de son travail sur scène, il organise par exemple avec Michael Helland, des Land Connection Practices en plein air et ouvertes à tous, ou encore des Open Mondays où les danseurs partagent la pratique du mouvement avec des professionnels et des amateurs. Avec Tending and Tuning, Daniel Linehan et Michael Helland proposent des workshops plus longs. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, il s’agit toujours d’être à l’écoute de l’environnement et de son propre corps.
Son nouveau diptyque, Listen Here, peut être décrit comme une grande oreille attentive, basée sur son expérience de la Deep Listening Practice, de la compositrice visionnaire Pauline Oliveros (1935-2016). En 2020, Daniel Linehan a participé à une retraite avec certains collaborateurs de la compositrice, qui ont approfondi ses pensées : « Nous avons écouté nos rêves, notre respiration. Nous avons écouté avec nos yeux, avec notre peau. Nous avons travaillé avec le Qigong pour mieux entendre notre corps. Dans ce type d’ouverture active, on devient d’emblée plus sensible à son environnement et à ses diverses formes de vie. »
Depuis qu’il a commencé à travailler avec les interprètes de sspeciess (2020) sur l’éco- philosophie, le thème de la relation entre vie vulnérable et planète fragile prend une place importante dans son œuvre. Dans son solo Body of Work (2019), Daniel Linehan exploite également la mémoire écologique de son propre corps. Il y passe en revue les mouvements stockés dans son corps après 15 ans de chorégraphie, et remonte encore plus loin, jusqu’à son enfance à Seattle (USA). Jamais auparavant il n’avait été aussi proche physiquement du public : dans cette quadri-frontalité scénique, il dépose littéralement ses souvenirs à leurs pieds.
Le solo a également inspiré le premier volet du diptyque Listen Here, dans lequel résonnent la forêt vierge, les montagnes et les rivières de sa région natale, le nord-ouest des États-Unis. Pour cette représentation in situ, en collaboration avec BOS+, Daniel Linehan et les cinq interprètes ont chacun emmené un groupe de spectateurs pour une promenade silencieuse en forêt. Par le biais de courtes actions, ils ont ouvert tous leurs sens : face aux arbres, au vent, aux oiseaux, aux bruits ambiants. « In this touch/In this moment/In this body/In this earth » – le texte imprimé sur les chemises des danseurs pouvait se lire comme un manifeste. Dans une clairière de la forêt, les danseurs ont ensuite improvisé à partir des données reçues de la nature (le spectateur étant lui aussi nature). Pour les spectateurs intéressés, Michael Helland a proposé un workshop afin de les aider à se mettre en phase avec la relation entre les arbres, leurs corps et les autres.
Dans Listen Here: This Cavern, Daniel Linehan réintègre un espace scénique intérieur avec les mêmes interprètes : Renaud Dallet, Gorka Gurrutxaga Arruti, Anneleen Keppens, Jean-Baptiste Portier et Louise Tanoto. Le diptyque suit ainsi le rythme cyclique des saisons, de la lumière et de l’obscurité, de l’attention portée au monde visible, à ce qui se passe dans l’obscurité sous la surface de la terre, où des billions de kilomètres de réseaux fongiques stockent le carbone et nourrissent les racines que nous n’avons pas vues dans la forêt.
Dans Listen Here: This Cavern, les interprètes transforment la grotte en un grand espace haptique où le spectateur peut reprendre ses esprits. Entre le crépuscule et la nuit, nous entendons les vagues et les pierres, les textes et les voix, nous sentons l’air bouger, nous humons une herbe purifiante. Pauline Oliveros est très présente dans le paysage sonore, avec son improvisation Deep Listening de 1988. De son vivant, elle l’avait interprétée dans l’immense réservoir d’eau vide souterrain d’un ancien fort à Port Townsend (Washington), un endroit où chaque note résonnait jusqu’à 45 secondes : celles de son propre accordéon, du trombone de Stuart Dempster et du chanteur Panaiotis. Avec le Deep Listening Band, elle a ensuite parcouru le monde pour interpréter la spatialité spécifique et énergétique du son dans des grottes, des cathédrales et d’autres lieux de résonance. Trois ans plus tard, elle a commencé ses premières Deep Listening Retreats.
À l’instar de Pauline Oliveros, Daniel Linehan se concentre sur la transformation dans Listen Here: This Cavern. Ensemble, nous nous immergeons dans un lieu partagé de rituels et de conscience accrue.
« Dans This Cavern, nous entrons, au sens propre comme au figuré, à l’intérieur. Par le biais de textes que nous avons écrits pendant le processus de création, nous emmenons le spectateur jusqu’au tissu vivant, à l’intérieur de notre propre corps, jusqu’aux poumons, au cœur, au système digestif, nous ressentons le fourmillement des microbes et des bactéries », explique Daniel Linehan. Pour lui, la grotte de This Cavern n’est pas un environnement claustrophobe. Il s’agit plutôt d’un ventre nourricier où la vie peut se développer, où le mysticisme et les mythes peuvent s’alimenter.
La grotte est aussi un lieu de questionnement sur le sens de la danse et du mouvement. Pourquoi nos lointains ancêtres s’y retrouvaient-ils pour peindre des animaux sur les murs ? À quoi ressemblaient leurs rituels ? Comment bougeaient-ils, quelle en était la signification ? Depuis les bancs sur lesquels les spectateurs sont installés, en quadri-frontalité, nous retrouvons les traces de ces questions, dans la matière du mouvement des interprètes : nous assistons à la transformation d’une masse amorphe en apparitions, dans un jeu de cercles et de spirales, entre ciel et terre.
Dans This Cavern, tournant tout autour des spectateurs, Linehan lui-même joue le rôle de maître de cérémonie, de lecteur et de chaman. De guide vers une expérience profonde.