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BENJAMIN VANDEWALLE au sujet de Walking the Line

Entretien
10.10.17

Benjamin Vandewalle en conversation avec Marnix Rummens

 

WALKING THE LINE, QU’EST-CE QUE C'EST ?
Walking the Line est une promenade chorégraphiée à travers la ville. Chaque participant reçoit une boîte-visière noire, un masque qui cadre son regard. On part alors en petits groupes, tout le monde se tenant par la main, et au lieu de regarder devant soi, on marche de côté, en crabe. Ainsi, les choses qui nous entourent apparaissent comme dans un travelling au cinéma, mais en live. En suivant quelques instructions simples, chacun crée son propre montage du chemin parcouru. Comme souvent dans mes créations pour l'espace public, Walking the Line est une invitation à voir la réalité quotidienne avec le regard épuré du théâtre. Si dans une de mes créations précédentes, Birdwatching 4x4, une tribune de théâtre parcourait la ville, Walking the Line en est une élaboration épurée et plus physique. Une intervention extrêmement simple permet de créer un état d'esprit qui transforme le monde en œuvre d'art. Un peu comme le Socle du Monde de Manzoni, qui en renversant simplement un socle en pierre, proclamait le monde œuvre d'art.

QUELLE EST LA DIFFÉRENCE AVEC NOTRE REGARD DE TOUS LES JOURS ?
L'art et le théâtre m'intéressent surtout pour l'état de concentration qu'ils suscitent. Le public entre dans une sorte d'état méditatif où d'autres parties du cerveau s'activent, de nouvelles associations se créent et d'autres approches sont explorées. Walking the Line donne le temps de regarder le quotidien d'une autre manière, d'accorder de l'attention à des choses qui autrement ne font que passer trop rapidement sous nos yeux. C'est une faculté qui me semble extraordinaire le jour d'aujourd'hui. Qui plus est, cela se fait en groupe. En se donnant tous la main, on s'unit comme dans un vaste corps où une partie des individualités est absorbée. On peut regarder autour de soi un peu comme à partir d’un corps étranger. De plus, le fait d'être guidé dispense d'une série de décisions pratiques et sociales que l'on est obligé de prendre lorsque l'on marche seul, ce qui modifie encore expérience. En effet, quand la manière de se trouver dans l'espace change physiquement, la réalité change aussi. Un peu comme la scène de la cuillère dans Matrix : « ce n'est pas la cuillère qui se plie, c'est toi. »

EN MÊME TEMPS, CE CADRE CRÉE UNE CERTAINE DISTANCE ?
C'est paradoxal : nous sommes très présents dans la rue et la réalité, et cependant cette réalité est perçue avec beaucoup de distance, comme si on regardait un film dans lequel on joue soi-même un rôle. L'activation simultanée de ces deux perspectives provoque vraiment quelque chose. Dans la vie de tous les jours, nous nous trouvons souvent un peu bloqués soit dans des émotions fortes, soit justement dans trop de contemplation. Dans Walking the Line ces facettes de l'expérience sont toutes les deux éveillées. C'est ce contraste qui compte. Il en va de même des lieux que l'on visite. Pour chaque parcours, nous recherchons une série très diversifiée de lieux – intérieurs et extérieurs – allant du mur de graffiti à la façade médiévale, du café populaire au salon de beauté, du chantier au square, etc. En temps normal, tous ces éléments se fondent en un tout, mais grâce au cadrage du masque, les parties se démarquent du tout. On prend conscience de l'incroyable diversité de toutes ces choses qui existent côte à côte, comme autant de micro-univers, des multiples variétés de vie qui coexistent, du caractère absolument pluriel de cette réalité. Cela provoque une puissante réflexion. Comme si l'on vivait quelque chose pour la première fois : c'est une expérience qui se situe en dehors des habitudes, désirs et concepts préétablis.

QUELLE EST L'IMPORTANCE D'UNE TELLE EXPÉRIENCE ?
Pour ne pas s'endormir, et pour continuer à grandir, il faut de temps à autre sortir de ses habitudes. Pour des raisons pratiques, nous réduisons tous notre vision à un système fixe de reconnaissance de formes. On oublie souvent l'énorme multiplicité qui compose la réalité si fortement réduite. Cette réalité constamment en mouvement, nous ne pouvons pas perdre le contact avec elle si nous voulons continuer à agir sur elle. Car dans d'autres situations, nous aurons besoin d'autres moyens. Voilà le paradoxe de Walking the Line : en créant un cadre serré et en enchaînant les spectateurs, on provoque au contraire une expérience d'expansion. Beaucoup de participants sortent de la pièce très calmes, et étonnés d'avoir remarqué autant de détails. Vers la fin, nous détachons les mains des participants, reprenons les masques, et nous leur demandons d'aller se promener seuls, en emportant les impressions de la pièce. C'est pour un grand nombre de gens le point culminant de la pièce.

VOUS DÉVELOPPEZ EN FAIT UNE NOUVELLE MANIÈRE DE PERCEVOIR
Oui! Et  c'est ce que je trouve si beau et si intéressant. L'intervention est tellement simple, tellement banale : on se met une boîte-visière devant les yeux et on se tient la main. Mais l'impact peut être profond. On entre dans un autre tempo, un autre corps. On fait partie de quelque chose de plus grand : tant physiquement, grâce au grand corps formé par le groupe, que visuellement grâce à l'élargissement de la perspective. Walking the Line est un exercice d'expérience autant visuelle que tactile. Même pour les passants, la pièce soulève des questions. Les gens ont parfois du mal à comprendre ce qui se passe. Ils pensent à des lunettes de réalité virtuelle, mais se rendent vite compte que les boîtes sont vides. Alors ils pensent à une activité d'étudiants, une secte ou une marche de protestation. Rares sont ceux qui associent les promeneurs à une performance. Quand les passants s'arrêtent pour observer les participants, un effet secondaire assez drôle se produit : qui performe pour qui à ce moment-là ? On assiste à une sorte d'interaction en live dans l'action réciproque de se regarder. Chacun se retrouve dans le double rôle de spectateur et de performeur, acteur et observateur, ou chacun est donc à la fois actif et passif, impliqué et non impliqué.

QUEL EST LE FIL ROUGE DE VOTRE RECHERCHE EN TANT QUE CHORÉGRAPHE URBAIN?
Ma recherche en tant que chorégraphe urbain part de la question suivante : de quelles autres manières pouvons-nous percevoir cet espace partagé qu'est l'espace public ? Le regard actif que l'on vient de mentionner joue un rôle important. À l'aide de matériaux très simples, je construis différentes « boîtes du regard » qui servent à observer la réalité de la ville, comme par exemple le  Peri-sphere – un périscope monumental et mobile – ou Inter-view, une boîte dans laquelle on se regarde droit dans les yeux. Il est important que le processus de création se passe dans la rue, afin d'obtenir un maximum d'échanges et de retours. La rue offre par ailleurs une grande liberté par rapport aux codes et aux cadres de références des salles de théâtre classiques. Elle expose aux réactions les plus divergentes allant de la glorification à la haine ou l'apathie. Cela invite à poser les pieds sur terre. Ce qui m'importe est de créer de nouvelles manières de regarder. Dans les théâtres, on crée des nouveaux mondes, mais ceux-ci sont souvent déconnectés de le la réalité. Enfin, la création dans l'espace public offre plusieurs avantages pratiques : l'espace est toujours disponible, on peut donc travailler de manière plus indépendante et plus flexible. Ce qui facilite également les tournées.

EST-CE QUE CHAQUE VILLE CHANGE LE TON DE WALKING THE LINE ?
J'ai pu développer Walking the Line aux quatre coins du monde : de Bruxelles à Johannesburg en passant par Buenos Aires. Évidemment, la pièce est différente dans chaque ville, mais ce qui me frappe le plus, ce sont les ressemblances. Dans toutes les métropoles, on tombe sur cette même incroyable diversité de personnes, bâtiments, environnements, mouvements, etc. Ce qui change d'avantage, ce sont les publics et leurs associations. En Afrique du Sud, par exemple, les connotations religieuses jouent un plus grand rôle. Il y a également des nuances dans les codes du spectacle. Le spectateur de théâtre occidental accepte facilement de porter un masque et a l'habitude de garder le silence pendant une représentation. C'est pourquoi on improvise très rarement. Plus il y a de rigueur et de clarté, plus le public nous suit. À nouveau, ce paradoxe me fascine : la liberté dans la restriction, la solidarité dans l'anonymat. Bien que nous soyons convaincus que notre expérience de la réalité correspond à la réalité elle-même, il est important d'adopter parfois une autre perspective. Afin de retrouver le lien avec la réalité qui dépasse notre conscience quotidienne. En partant de l'intérieur de nos corps pour aller vers l'extérieur.